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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/374

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véritable (sous le nom de son faible époux), ne faisait que suivre une tradition sur laquelle les Romains devaient être un peu blasés déjà. Au surplus, ce n’était pas pour un crime politique que Sénèque avait été condamné à l’exil : il avait été frappé comme amant d’une princesse de la maison impériale, Julia Livilla, que Messaline exécrait. Pour se débarrasser de cette malheureuse, on lui avait intenté une accusation d’adultère ; il fallait un complice : on avait pris Sénèque, que la chose fût vraie ou simplement vraisemblable, ou même toute fictive, et il avait été ainsi relégué en Corse, sans que l’on eût aucunement incriminé ses actes de sénateur, ni ses opinions de publiciste. Sa rentrée en grâce ne pouvait donc apparaître aux yeux de ses concitoyens comme la revanche d’un parti jadis rebelle et maintenant triomphant.

Nous ne devons pas non plus nous laisser aveugler par le nom de « philosophe. » Philosophe, Sénèque l’était sans doute, mais non d’une façon exclusive ou systématique. Nul Romain d’alors ne l’eût confondu avec ces professionnels du stoïcisme ou du cynisme, qui, se tenant à l’écart de la société, affectant de se singulariser par leur costume ou leur genre de vie, rompaient avec l’existence active pour se réfugier dans d’abstraites méditations. Sénèque ne s’était fait l’esclave d’aucun dogme, d’aucune règle. Il avait écrit des traités de philosophie, mais aussi des vers et des pièces de théâtre, ce que les purs philosophes s’interdisaient comme de méprisables frivolités. Il avait étudié la rhétorique, s’était fait connaître comme un brillant avocat ; il était entré dans la carrière des honneurs, avait exercé les premières magistratures de la hiérarchie officielle et siégé au Sénat. En même temps, il n’avait pas dédaigné, semble-t-il, des occupations moins austères : il avait fréquenté les cercles les plus aristocratiques, les « salons » les plus élégans, et peut-être aussi les plus légers. Il n’aurait pas été compromis dans le procès de Julia Livilla, s’il n’avait pas été un des assidus de la cour de cette princesse, laquelle, vraisemblablement, ne devait pas afficher beaucoup de gravité philosophique. Du reste, ses ouvrages ultérieurs décèlent une expérience de la vie mondaine qui se tourne souvent en verve satirique : quand il s’égaie aux dépens de la coquetterie des femmes et de la gourmandise des hommes, on sent qu’il a contemplé bon nombre de toilettes et assisté à plus d’un grand dîner. Rien ne serait plus