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caquets, à leurs parties de whist. Elle est décidée à vivre, et cette fille du soleil s’en retourne dans le pays du soleil, où elle est bientôt reconnue et saluée comme la première artiste de l’Italie. Elle monte au Capitole ; elle y prononce des hymnes où elle répand son âme devant un peuple enthousiaste qui l’acclame et la couvre de couronnes. Corinne triomphe ! Un moment, elle peut se croire heureuse ; mais son illusion n’est pas de longue durée. Pour ce peuple qui l’applaudit, l’enthousiasme n’est qu’une fièvre d’un instant. Bientôt il oublie l’art et les jouissances qu’il donne pour retourner à ce qu’il appelle les affaires sérieuses. Corinne sent douloureusement que ce qui est pour elle toute la vie, le fond même de son être, n’est pour cette foule frivole qu’un délassement, qu’un divertissement d’une heure. Elle se dit qu’elle n’est elle-même qu’un spectacle, et alors un besoin nouveau s’empare d’elle. Corinne renonce à convertir le monde entier ; mais il lui faudrait une âme, une seule suffirait, une âme qui arrivât à la comprendre, à sentir tout ce qu’elle sent, à partager ses émotions et à les redoubler en les partageant, qui fût en communion avec la sienne, qui brûlât de la même flamme, qui confondît ses destinées avec celles de Corinne, qui vécût avec Corinne dans le même culte de la poésie, de l’art et de la beauté. Corinne éprouve le besoin d’aimer et de transformer à sa ressemblance l’objet de son amour ; c’est ici que le monde l’attend !

Corinne rencontre à Rome lord Nelvil, qui représente le monde sous sa forme la plus noble, la plus élégante, la plus irréprochable. Il a des goûts élevés, un cœur généreux capable de grands mouvemens ; il est ouvert aux jouissances que donnent les arts, l’idéal ne lui fait pas toujours peur ; que dis-je ! Quand il le reconnaît pour la première fois dans la personne de Corinne, il est ému, transporté, il éprouve une admiration exaltée qu’il prend pour de l’amour. Corinne l’aime et elle peut se croire aimée… Mais lord Nelvil revient bientôt à sa nature, qui est celle d’un homme né pour la vie active et pour les intérêts positifs ; il préfère à l’enthousiasme le respect des traditions, aux grandes vertus inspirées la pratique des petits devoirs ; une nature concentrée qui ne peut goûter longtemps ce qui ressemble à la mise en scène, à une représentation dramatique et qui ne peut concevoir le bonheur que sous la forme d’une vie domestique paisible, régulière ; un homme enfin qui a, comme il le dit, dans le caractère, une sorte de faiblesse qui lui fait