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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/828

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silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère, vous êtes bon, vos actions sont nobles et dévouées ; mais quelles actions effaceraient vos paroles ? Ces paroles acérées retentissent autour de moi, je les entends la nuit ; elles me suivent, elles me dévorent, elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe ? Eh bien ! vous serez content ; elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous !… Vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférens ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard. »

René, c’est l’égotiste qui se tourmente lui-même. Adolphe, c’est celui qui tourmente autrui. Si nous voulons découvrir l’égotiste qui ne tourmente personne, ni les autres, ni lui-même, l’égotiste qui est sage et qui, grâce à sa sagesse, est aussi heureux que le comporte son état, adressons-nous à Obermann C’est une généreuse et noble nature qu’Obermann, et quand on l’a fréquenté quelque temps, il est difficile de ne pas l’aimer. Lui aussi il se trouve seul au monde, solitaire au milieu de la foule qui ne lui est rien. Et il se compare à « un homme frappé de surdité, et dont l’œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s’agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé ; il devine les sons qu’il aime, il les cherche et ne les entend pas ; il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Et ainsi il est séparé de l’ensemble des êtres,… il est absent dans le monde vivant. »

Son besoin le plus ardent serait de se sentir en harmonie avec le monde ; mais il a beau faire, il n’y réussit que par courts intervalles. Un jour de printemps, au mois de mars, dans la forêt de Fontainebleau, il aperçoit une jonquille fleurie : — C’est la plus forte expression du désir. C’était le premier parfum de l’année, dit-il. Je sentis tout le bonheur destiné à l’homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi ; jamais je n’éprouverai quelque chose de plus grand et de si instantané. Je ne saurais trouver quelle