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réalités-là et la félicité stagnante de la perfection appartenant en propre à l’absolu m’émeut aussi peu que je l’émeus moi-même ; je ne suis pas comme un spectateur du roman cosmique, et je ne puis assister indifférent aux actes des personnages, héros ou traîtres, car je suis un personnage, j’ai mes sentimens, mes intérêts, mes préférences. Vous me mettez hors du temps, et le temps est la réalité dans laquelle je suis plongé. L’univers, dans lequel chacun de nous se sent intimement chez soi, est peuplé d’êtres ayant chacun son histoire qui vient, en se déployant, s’insérer dans la nôtre ; d’êtres que nous pouvons aider dans leurs vicissitudes, comme ils nous aident dans les nôtres. Cette satisfaction, l’absolu nous la refuse, nous ne pouvons rien pour lui ni contre lui, car il vit en dehors de toute histoire.

Une raison généralement invoquée en faveur de l’absolu, c’est qu’en l’admettant, on fait apparaître le monde comme rationnel et les hommes sont sensibles à cet avantage. L’humanité est ainsi faite qu’elle a de la considération pour ce qui est immobile et de la défiance pour ce qui change. Croire qu’il y a un monde habitable tout constitué comme une maison construite où il n’y a qu’à s’installer est logiquement agréable. Mais si vous voulez tant d’ordonnance, vous péchez par une sorte de volupté. Cette satisfaction que vous donne le monde organisé et administré, réglé mécaniquement, de quelles difficultés n’est-elle pas payée ? L’intelligibilité satisfait, mais elle coûte. Vous vous rassurez en vous disant que, si tourmenté que soit le Cosmos en apparence, la paix est installée à l’intérieur, à demeure, et par-là, vous pensez avoir la sécurité. Cependant l’absolu parmi bien des choses inintelligibles fait surgir le problème du mal ; il nous laisse dans un grand embarras quand nous nous demandons comment sa perfection peut exiger des formes particulières aussi affreuses que celles qui assombrissent le monde. L’absolu parfait est la source de toutes sortes de choses inégales, et « la perfection a pour premier effet l’épouvantable imperfection de toute expérience finie. » Voilà un rationalisme au fond bien irrationnel ! La métaphysique pluraliste se joue de ces énigmes. Elle admet hardiment que le monde vit et se fait, qu’il se dévide inachevé, qu’il est plein de réalités distinctes, particulières, de puissances diverses. Elle voit un Dieu sensible au cœur qui appelle les hommes à collaborer à ses fins ; elle