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De nos chétifs émois, prend un noble congé
De la haine des uns et de l’amour des autres ?
Et nous sentions son cœur qui grandissait les nôtres !
Puis il dit : « Le soleil va perdre ses rayons,
C’est l’heure maintenant que nous nous retirions,
Moi qui m’en vais mourir, vous qui restez à vivre.
Dieu seul sait, — lui qui sait ce qui lie ou délivre, —
Qui de vous ou de moi tient la meilleure part.
Je le saurai demain ; vous l’apprendrez plus tard. »

Un instant, ces seuls mots, si simples et sublimes,
Parurent s’élargir dans d’immenses abîmes
De silence pieux et de recueillement,
Comme en un sanctuaire, où le Dieu est présent.
Puis soudain, des sanglots et des cris éclatèrent,
Ses disciples vers lui, ses amis se jetèrent ;
Et, dans ce flot tragique agité de douleurs,
Son front calme, entouré de visages en pleurs,
Se tournait pour donner à chacun la parole
Qui rassure, affermit, remercie ou console ;
Quelquefois il passait la main sur les cheveux
D’un disciple plus jeune, ou réprimandait ceux
Qui faisaient éclater trop bruyamment leur peine.
Nos lamentations s’élevaient comme un thrène ;
Les poètes n’ont point sur la scène évoqué
De roi, ni de héros par les destins traqué,
Faisant front aux malheurs qu’un instant accumule,
Sans que sa voix faiblisse ou que son pied recule,
Qui reçût l’infortune avec tant de grandeur ;
Œdipe détrôné n’est point suivi d’un chœur
Comparable à celui dont la noble détresse
Faisait gémir l’espoir et la fleur de la Grèce.

Il partit, escorté de tous, vers la prison,
Comme s’il retournait du stade à sa maison,
Et le gardien ferma les deux portes de bronze.
Le reste de sa vie est au pouvoir des Onze.


AUGUSTE ANGELLIER.