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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/948

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bouledogue, avec de gros yeux saillans sous un front dur et bas, annonçant une obstination maladive dans toute idée ou pratique une fois adoptée. La même obstination s’est transmise au fils, avec une intelligence mille fois supérieure ; et pareillement le père a légué à son fils son humeur trop caractérisée de « bourru bienfaisant, » accoutumé à ne point souffrir d’obstacles dans la franche expression de ses moindres avis. Tel est le personnage qui, dès l’abord, a instruit son fils à se faire de l’existence d’ici-bas une conception soi-disant positive et « commerciale, » mais déjà en réalité profondément « excentrique, » avec un amalgame bizarre d’enthousiasme et de retenue, jusqu’au jour où ce prétendu modèle de sage sang-froid et de régularité méthodique, trahissant tout à coup le fond véritable de son âme de poète manqué, s’est tué par désespoir de ne pouvoir pas se gagner l’amour de sa jeune femme.

Tous les documens qui nous sont parvenus de la jeunesse de Schopenhauer, — sans en excepter une précieuse miniature nouvellement publiée, et tout imprégnée de vigoureuse et charmante beauté « romantique, » — nous font voir une nature foncièrement avide d’art et de vérité, un peu rugueuse d’écorce, peut-être, mais certes n’aspirant qu’à s’épancher autour de soi, avec la fraîcheur et l’éclat juvéniles de ses impressions. Pessimiste, Schopenhauer l’était à ce moment comme ses grands frères lord Byron et l’auteur de René, pénétré tout comme eux de la « douleur de vivre, » mais s’accommodant assez bien d’associer à cette douleur « poétique » un fiévreux besoin sentimental d’amitié et d’amour. Que nous lisions ses pathétiques poèmes ou l’abondante série de ses premières lettres, c’est à peine si quelques traces fugitives de l’humeur volontiers impérieuse et susceptible du père nous empêchent de tenir le jeune dilettante dantzigois pour le parfait émule spirituel d’un Schiller ou d’un Novalis, infatigable à rechercher par le monde d’autres cœurs qui méritent d’être admis à la confidence du sien. Le grand coup décisif qui, vers l’année 1843, est venu s’abattre sur lui et le réveiller de son illusion romantique ne peut sûrement lui avoir été infligé que par la conduite envers lui de sa propre mère, ou, plus exactement, par l’obligation d’un contact prolongé avec cette mère qu’il n’avait guère eu, jusqu’alors, l’occasion de connaître vraiment dans son intimité ; et il faut maintenant que j’essaie de résumer en deux mots le rôle capital qu’a joué le célèbre « bas bleu » de Weimar dans la douloureuse et tragique destinée de l’auteur du Monde comme Volonté et Représentation.

C’était, cette Johanna Schopenhauer, une femme d’intelligence