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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/949

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assez médiocre, — quoi que nous en ait affirmé son fils, — et les meilleurs de ses nombreux romans ne s’élèvent guère au-dessus de ceux de Mme de Montolieu ou de Mme Cottin. Peut-être cependant y découvrirait-on, à défaut de toute émotion vivante, ce solide et spirituel bon sens qui se retrouve à chaque instant, chez son fils, sous la fantaisie du poète-métaphysicien. Mais le trait dominant de sa nature était un égoïsme absolu et profond, une incapacité foncière à se désintéresser de soi-même en faveur d’autrui, ou simplement à sup porter la moindre contrainte dans la jouissance des médiocres plaisirs qui remplissaient sa vie. Lorsque, durant l’automne de 1807, Schopenhauer lui exprima son projet de venir demeurer près d’elle à Weimar, la première lettre qu’elle lui écrivit en réponse traduisait déjà très suffisamment le peu de goût qu’elle éprouvait pour la fréquentation du jeune étudiant. Et comme celui-ci, cependant, n’avait pu résister au désir de se rapprocher d’elle, une seconde lettre lui apprit les étranges conditions qu’elle exigeait de lui pour consentir enfin à le tolérer dans son voisinage.


De tous les motifs qui t’ont décidé à choisir Weimar, — lui disait-elle, — le seul que je puisse prendre au sérieux est le plaisir que tu aurais à te trouver ici. Mais je dois te prévenir que, jusqu’à présent du moins, tu n’as pas à te figurer d’être chez toi à Weimar, non plus qu’ailleurs… Et quant à tes rapports avec moi, je crois préférable de te déclarer tout de suite, et sans détour, mes intentions à ce sujet. Sache donc qu’il est nécessaire à mon bonheur de te savoir heureux, mais nullement d’en être témoin… Je ne te le cacherai pas : aussi longtemps que tu resteras tel que tu es, je souffrirai volontiers tous les sacrifices plutôt que de me résigner à vivre avec toi. Non pas que je méconnaisse tes bonnes qualités ; et en vérité, ce qui m’écarte de toi ne réside nullement dans ton cœur, mais dans ton apparence extérieure, dans tes opinions et tes habitudes. Il n’y a pas jusqu’à ta tristesse qui ne pèse sur moi, et ne me gâte mon humeur joyeuse, sans que cela te profite en rien. Vois-tu, mon cher Arthur, à chacune de tes précédentes visites, je n’ai respiré librement que lorsque tu es reparti : et cela parce que ta présence, tes plaintes sur des choses inévitables, tes jugemens bizarres, parce que tout cela m’oppressait péniblement. J’ai maintenant le bonheur de mener une vie très calme, personne ne me contredit, et je ne contredis personne, aucune parole un peu haute ne s’élève dans mon ménage, tout y va de son train régulier, et l’existence coule sans que je m’en aperçoive. Telle est la vie qui me convient, et je continuerai à la vivre, si seulement tu prends à cœur le repos et la satisfaction de mes années futures.


Que l’on imagine l’effet produit sur l’âme brûlante du jeune enthousiaste non pas uniquement par la lecture de cette lettre, mais