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On a maintes fois rapproché Guyau de Nietzsche. Ici même. M. Emile Faguet, après avoir fait le récit de la vie de Nietzsche, après nous avoir représenté cette existence solitaire et triste, ce génie méconnu, ajoutait : « Qu’aurait dit Nietzsche, quelle eût été sa joie s’il avait su qu’à ce moment même un jeune Français, qui n’avait jamais lu une ligne de lui, se rencontrait avec lui dans le mépris des barbares et dans le culte du moi ? » A vrai dire, Nietzsche connaissait l’existence de ce jeune Français, qui se trouvait en même temps que lui à Nice et à Menton. Il avait acheté les deux chefs-d’œuvres de Guyau : l’Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction et plus tard l’Irréligion de l’avenir ; il les avait même couverts d’annotations marginales, tantôt approuvant avec enthousiasme, tantôt contredisant ce qui ne s’accordait pas avec ses propres idées, car, il faut bien le dire, Nietzsche se considérait comme la mensura omnium.[1]. Toujours est-il que Nietzsche connaissait à fond les ouvrages de Guyau, qui, lui, ne soupçonnait même pas ceux de Nietzsche. Et Guyau avait sans doute, comme Nietzsche, le dédain des barbares, mais il entendait d’une façon tout opposée le vrai culte du moi, qu’il plaçait précisément dans le culte d’autrui et de l’humanité entière. La vraie force de la vie impliquait à ses yeux le déploiement de la vie en autrui et pour autrui. Il eût dit volontiers, comme le chevalier généreux que Watts représente couché dans la mort :

Ce que j’ai conquis sur les autres, je l’ai perdu ;
Ce que j’ai acquis pour moi, je ne l’ai plus ;
Ce que j’ai donné à autrui, je l’ai.

Nietzsche s’accordera avec Guyau pour ce qui concerne l’intensité de la vie ou de la puissance ; il s’accordera aussi avec Guyau pour ce qui concerne l’expansion de la puissance vitale, d’abord en nous-mêmes, puis au dehors, dans le monde matériel. Mais la divergence entre les deux philosophes viendra de

  1. On sait que nous avons publié les intéressantes annotations de Nietzsche, qui ont été, aussi reproduites dans la traduction allemande de l’Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction. Par malheur, nous n’avons pu également publier les annotations de Nietzsche sur l’Irréligion de l’avenir, pas plus que celles qu’il avait faites sur notre Science sociale contemporaine : un relieur allemand, aussi zélé que peu perspicace, n’a trouvé rien de mieux que d’effacer ces notes autant qu’il le pouvait et de rogner les pages. La restitution du texte des notes n’a pu encore être menée à bonne fin.