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Frédéric-Charles eût été obligé de faire demi-tour, rebrousser chemin et reporter son armée sur le revers oriental du Hardt en deçà des montagnes. « Si la première bataille, avait dit Bismarck à l’historien Muller, nous eût été défavorable, nous étions perdus. » Nous aurions eu là cette première bataille redoutée par Bismarck et nous nous serions assuré toutes les chances de l’imprévu, qui peut toujours retourner les cartes au profit de ceux qui savent oser[1].

On ne doit jamais oublier le mot de Napoléon : « A la guerre, tout est moral. » Le seul fait du passage de la Sarre eût paru un succès, parce qu’il indiquait, comme toute offensive résolue, la volonté et l’espérance de vaincre. La confiance de notre armée en elle-même se fût exaltée et si, à ce premier effet moral, se fût joint le résultat matériel d’une victoire, grande ou petite, obtenue n’importe où, l’effet eût été incalculable. L’élan de notre armée fût devenu irrésistible et eût démontré ce que valait la puissance de sa qualité. En Allemagne, se serait accentuée la dépression produite déjà par la seule crainte de notre offensive. Les mécontentemens qu’avait étouffés l’exaltation de la partie manifestante du peuple auraient retrouvé la parole ; les traités d’alliance avec les États du Sud n’eussent pas été rompus, mais les populations se seraient souvenues de leurs griefs et auraient gêné l’action de leurs rois ; les troupes prussiennes elles-mêmes n’auraient plus conservé au même degré leur entrain de confiance ; les imperfections du système, jusque-là amnistiées par la victoire, se seraient révélées. On a attribué à Moltke ce mot : « On ne peut juger de l’armée prussienne ; elle n’a jamais été vaincue. » Ce n’est en réalité que dans les revers qu’on peut juger de la solidité d’une armée et des principes sur lesquels elle est constituée. A l’extérieur,

  1. J’aime à citer les opinions des correspondans anglais admis dans l’armée prussienne, parce que leurs impressions sont le reflet de celles qu’ils recueillaient autour d’eux. Celui du Daily News, Forbes, très hostile à la France, dit : « Le fait est que ni le 2 août, ni bien des jours après, les Allemands n’étaient prêts à défendre leur frontière et qu’ils n’auraient jamais envahi la France s’ils avaient été attaqués ou repoussés de la manière que le passé de la France faisait attendre. On a prétendu que les bois derrière Sarrebrück étaient pleins de troupes qui auraient repoussé avec succès toute tentative dans l’intérieur. La vérité est qu’il n’y avait aucunes forces plus rapprochées que Neunkirchen. Si une armée française, allant au-delà de Sarrebrück le 2, avait marché rapidement vers l’intérieur, elle les eût dispersées facilement ; il eût été impossible à la concentration de ces troupes dispersées de s’opérer. » (P. 62 et suiv.)