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L’épître est aimable autant que naturelle : il n’en est pas beaucoup de ce ton dans la correspondance de son auteur. Mais c’est malheureusement, à peu de chose près, tout ce que nous possédons d’authentique sur les relations des deux amoureux et nos sources directes s’arrêtent au prologue de leur aventure. Les étapes du roman ne sont plus marquées pour nous dès lors que par de petits poèmes gœthéens d’allure légère et probablement de forme exquise puisque les Allemands leur reconnaissent ce mérite, — et nous estimons qu’un étranger n’a jamais voix au chapitre en matière d’expression poétique, — mais de fond très banal à coup sûr, car il n’y est guère parlé que des fleurs et du zéphyr, de l’aurore et des roses nouvelles. Toutefois, l’un d’entre eux est porté d’un souffle plus puissant ; c’est le célèbre morceau qui débute avec une décision passionnée : « Mon cœur a battu : vite en selle et en route, avec une ardeur farouche, comme un héros qui se précipite au combat, etc. »

Il nous faut donc aller quant à présent d’un seul trait jusqu’au dénouement de l’idylle. Présenté au presbytère de Sesenheim en octobre 1770, Goethe lui fit ses adieux en août 1771 au bout de dix mois, et, pour nous éclairer sur le caractère de sa retraite, nous possédons encore un document contemporain des faits : ce sont quatre lettres adressées par le jeune homme à un de ses amis strasbourgeois, le greffier Salzmann, personnage de mérite et de poids, conseiller plein d’expérience et de sagesse. De ces pages gracieuses et mélancoliques il est permis de conclure que Wolfgang avait dû faire entrevoir à Frédérique la perspective dorée d’un mariage. Mais le fils du riche et orgueilleux bourgeois de Francfort était déjà trop bourgeois lui-même sous les romantiques exaltations de sa jeunesse pour s’attacher bien longtemps à une si hasardeuse résolution. Il savait que son père n’accepterait pas de bonne grâce pour sa bru la fille d’un pasteur de village. Sans doute une grande et impérieuse passion lui eût suggéré de passer outre à l’interdiction paternelle, fallût-il vivre modestement de quelque profession libérale avec l’épouse de son choix jusqu’au jour où ses parens ouvriraient les bras au ménage, péripétie qui manque rarement de se produire en pareil cas, c’est-à-dire quand la jeune femme est irréprochable et que seule la question de convenance sociale a motivé le veto de la famille. Mais l’étudiant ne se sentait aucune vocation pour un si mesquin début dans le monde : il avait le pressentiment de ses