chaque instant nous devinons, en le lisant, que les tours de phrase, les mots qu’il emploie ne sont pas ceux qui répondent exactement à son intention secrète ; de telle façon qu’avant de traduire en français, par exemple, l’une des pages de ses Mémoires, nous sommes quasi forcés de nous livrer à un travail préalable de traduction allemande, — qui n’est pas, on le comprendra, sans gâter un peu le plaisir que nous procurent ces touchantes confidences de l’auteur de Parsifal.
Du moins celles-ci, à défaut d’une perfection littéraire qui en eût
fait pour nous un chef-d’œuvre admiré et aimé entre tous, joignent-elles à leur extrême intérêt biographique le mérite de nous attester,
une fois de plus, l’éminente pureté et noblesse morale d’un homme
dont on a trop souvent essayé de noircir à nos yeux la haute figure,
en nous le représentant comme un être foncièrement égoïste et
cupide, incapable de se soucier d’autre chose que de sa renommée et
de la satisfaction de ses goûts de jouissance. C’était là, en vérité, une
calomnie contre laquelle protestait suffisamment l’élévation continue
de l’œuvre poétique du maître, tout imprégnée d’un idéal de beauté
artistique et presque religieuse dont la conception ne s’accordait guère
avec l’hypothèse d’une âme médiocre : mais il était excellent que le
propre témoignage de Richard Wagner vînt nous prouver, de la façon
la plus décisive, combien ce prétendu égoïste a toujours été prêt à
s’émouvoir des souffrances qu’il découvrait autour de soi, combien ce
prétendu jouisseur faisait bon marché de ses désirs les plus chers,
aussitôt que le devoir ou l’amour lui enjoignaient de les sacrifier, et à
quel point, en un mot, l’homme qu’il était s’est toujours montré digne
de la « chance » surnaturelle qui, depuis la crise tragique de sa dernière nuit de jeu, a pendant un demi-siècle entretenu, renouvelé, et
développé glorieusement son génie créateur.