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L’originalité est, pour elle, la vraie mesure de la valeur d’un homme. Le groupe des premiers habitués de la mansarde se compose d’originaux comme elle, qui vivent en marge de la société, sans la heurter de front. C’est d’abord Charles-Gustave de Brinckmann, attaché d’ambassade avant d’être ambassadeur, esprit frondeur et paradoxal, qui avait déjà séjourné à Paris et à Londres, et qui servait volontiers d’introducteur aux étrangers ; ensuite Guillaume de Burgsdorff, un gentilhomme de la marche de Brandebourg, qui aurait pu faire son chemin dans la diplomatie ou dans les armes, mais qui préféra garder sa liberté et vivre pour lui-même. « Dites-lui bien, écrivait Rahel à Brinckmann, que je suis une « sauvage, » et qu’on peut causer de tout avec moi, afin que nous évitions les odieux préliminaires d’une nouvelle connaissance, et que nous nous mettions tout de suite à notre aise[1]. » Puis, peu à peu, le cercle s’agrandit. Même l’esprit de caste, qui régnait encore en souverain dans la société berlinoise, fut favorable au recrutement de la mansarde. Des préjugés séculaires séparaient la cour et la ville, la noblesse et la bourgeoisie ; mais un salon juif, présidé par une femme d’esprit, était un terrain neutre, où des grands seigneurs, des gens de lettres et même des comédiens pouvaient se rencontrer ; il suffisait, pour y faire bonne figure, d’avoir un talent reconnu, une personnalité, et « de ne pas ignorer Gœthe. »

Rahel n’était ni une femme savante ni une femme de lettres ; elle se défendait énergiquement de vouloir être l’un ou l’autre. Son instruction était fort limitée ; à part ses auteurs favoris, qui étaient en petit nombre, elle ne lisait guère que les écrivains qu’elle recevait chez elle ; mais pour ceux-ci elle ne faisait pas d’exception ; elle ne reculait ni devant la Théorie de l’État de Fichte, ni devant l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel. Elle n’a jamais écrit que des lettres ; elles éclatent en mots heureux, mais elles sont incorrectes, souvent obscures à force de concision : c’était, pour elle, le pis aller de la conversation avec des amis lointains. La conversation, ce va-et-vient rapide de la pensée, ce contact immédiat et instantané de deux âmes, était pour elle le plaisir suprême. A l’inverse de Mme de Staël, dont on disait qu’elle conversait ses

  1. Les mots sauvage et à notre aise sont en français dans la lettre.