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Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/472

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point assez pour nous soulever, fût-ce malgré nous, jusqu’à cet « état de poésie, » qui, depuis la mort de Sophie de Kühn, n’a plus cessé d’être l’atmosphère habituelle de l’esprit aussi bien que du cœur de Georges-Frédéric de Hardenberg ?

Entendons-le exhaler, maintenant, son premier sanglot ! Sophie est morte le 19 mars 1797 ; cinq jours plus tard, le 24 mars, son fiancé écrit à Caroline Just une longue lettre, — trop longue pour qu’il me soit possible de la reproduire en entier, mais dont voici tout au moins quelques-uns des passages les plus saisissans :


Votre chère lettre m’est parvenue dès mercredi matin. Vous pouvez bien croire qu’elle m’a fait une impression très profonde, que j’ai intensément apprécié la possession de cœurs aussi affectueux, et que ces chères paroles m’ont été indiciblement agréables, si douloureux que me soit d’ailleurs le baume le plus doux, appliqué sur une plaie telle que la mienne. Dès la veille, mardi, un messager de mon frère m’avait apporté la nouvelle de la fin (Vollendung, l’accomplissement) de ma Sophie. Depuis si longtemps que j’aie commencé à entretenir en moi l’idée de cette mort, si sûrement que j’aie attendu d’heure en heure cette annonce désespérée, il n’en est pas moins vrai que, avec cette horrible certitude, un poids s’est abattu sur moi que seule pourra, désormais, enlever de mes épaules la Main bienheureuse qui brise tous les liens. Jusqu’alors, j’avais du moins, pour m’éclairer, la lueur lointaine d’une espérance : la voilà soudain disparue, m’abandonnant à toute l’épouvante de la solitude parmi les ténèbres !

Cependant je dois ajouter que les heures de la douleur la plus amère sont désormais passées. Déjà je me sens plus accoutumé à l’image du tombeau, à la sensation du vide, au rappel des beaux temps d’autrefois. Ma pétrification avance très vite. La douleur a paralysé ma mémoire, d’où me venait ma pire torture. Je ne revois plus aussi constamment, avec une angoisse déchirante, les aimables images de nos premières relations, ni les ombres de mes rêves, ni les scènes navrantes, mais en même temps si pleines d’espoir, de la maladie de ma bien-aimée…

C’est il y a quinze jours, tout au juste, que j’ai goûté pour la dernière fois en ce monde quelques instans d’une joie cordiale. Sophie allait vraiment bien, et maintes heures d’après-midi s’étaient écoulées pour moi en une douce légèreté d’humeur. Mais le lendemain matin, jeudi, c’est alors que, pour la première fois, elle a eu en ma présence sa première crise de l’effroyable alarme. Peu auparavant, elle m’avait encore grondé, parce que j’avais été forcé de donner un peu d’air à mon cœur en pleurant devant elle. Et dès ce moment, lorsque je me suis enfui dans le jardin, à moitié mort, dès ce moment où m’apparaissait si prochaine la catastrophe qui allait mettre fin à sa belle vie, j’étais pleinement résigné, ou du moins je me l’imaginais. C’est ainsi que j’ai trouvé le courage de m’en aller, le vendredi matin, avec la conviction de n’être pas en état de supporter les scènes affreuses que je prévoyais. Combien souvent,