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depuis lors, je m’en suis repenti, encore que, à vrai dire, une réflexion plus calme me justifie à mes yeux ! Cette séparation d’avec Sophie reste pour moi une énigme toujours troublante. Autant son souvenir m’accable, autant, dans la réalité, elle s’est trouvée étrangement gaie. Sitôt les chevaux attelés, et mon chapeau en main, je me suis senti délivré de mes larmes et soucis. Mon cœur battait tranquillement, — j’ai embrassé Sophie longuement et ardemment, — avec toujours la pensée que c’était pour la dernière fois, — elle m’a prié de revenir bientôt, m’a chargé de saluts pour tous, — j’ai embrassé tout le monde tranquillement, et gaîment, — avec une sérénité incompréhensible, j’ai revu une fois encore, avant de sortir, cette unique, sublime, céleste figure, — et ainsi les choses ont duré quelque temps encore, — mais d’autant plus atroce a été pour moi la suite de ce jour. Éternellement, jamais ses souffrances ne s’effaceront de mon cœur. Le martyre de cette âme céleste demeurera la couronne d’épines, du reste de ma vie. Veuille la bonté divine, — que j’en supplie instamment, — veuille-t-elle que ce reste ne soit pas trop long ! Être séparé de Sophie pendant un temps indéfini, je ne puis toujours pas me faire à cette pensée. Ah ! si ma douleur pouvait se changer en une flamme qui me consumât ! Je suis sûr que Sophie appuiera ce souhait… Je me suis perdu moi-même. Les plus précieuses années de ma vie, où je suis parvenu à moi-même, il faut maintenant que je les arrache, comme une feuille brûlée, — si seulement je le peux. Grüningen, le berceau du meilleur de moi-même, et la tombe isolée dans le petit cimetière, et les trois aunes de terre sur cette poitrine pleine de ciel, c’est cela qui remplit mon imagination, admise jusqu’alors à flotter dans le paradis. Mais surtout les yeux célestes de Sophie, ses yeux qui jamais plus ne se fixeront sur moi avec une élévation et une douceur ineffables, ce sont eux qui, pour toujours, me détournent de toute autre contemplation.

Et combien souvent je me dis, à présent, qu’une intuition plus profonde aurait dû depuis longtemps pressentir la vocation de Sophie pour la vie de là-haut ! Elle avait le visage si recueilli, elle était trop belle, trop précoce ! Ma mère a dit, en voyant pour la première fois son portrait : « Sa figure me plaît infiniment. Elle paraît si pieuse, si tranquille, que l’on dirait qu’elle n’est pas à sa place en ce monde ! » Et vous aussi, ma chère Caroline, croyez-vous aussi qu’elle était trop parfaite pour moi ?…

C’est un 15 mars qu’elle m’a dît, pour la première fois, qu’elle consentait à m’appartenir. Le 17 mars est le jour de sa naissance, le 19 mars, elle est morte ; le 21 mars, j’ai reçu la nouvelle de sa mort, N’aurais-je pas le droit de prévoir que, le 23 mars, je partirai à mon tour, pour la rejoindre où. elle est ? Oh ! combien je serais heureux si je pouvais me dire avec certitude : « Dans un an d’aujourd’hui, tu seras près d’elle ! « Déjà cette seule pensée me remplit de joie.


Ce n’est pas le 23 mars, comme il l’espérait, mais seulement deux jours plus tard, le 25, que Novalis devait aller rejoindre sa chère Sophie ; et l’attente de ce départ s’est prolongée pour lui quatre années entières, pendant lesquelles nous est née toute son œuvre poétique.