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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/569

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générales communes et une commune magistrature générale. Oui, c’est bien l’idée et de l’abbé de Saint-Pierre et de Napoléon.

Seulement, cela, l’abbé de Saint-Pierre croit qu’on peut l’imposer par la persuasion et Napoléon a cru qu’on ne pouvait l’imposer que par la force. Ce gouvernement général sera celui du peuple qui par la victoire définitive aura conquis l’hégémonie et dont les autres ne seront que les vassaux, libéralement traités du reste et à demi indépendans. Il s’agit de la Pax Romana, la plus belle chose assurément (tout compte fait) que le monde ait vue ; mais nusquam pax romana nisi per bellum. Voilà la différence entre l’idée napoléonienne et l’idée de Saint-Pierre.

Ce qu’il y a d’assez curieux et que M. Drouet a bien fait de saisir au passage, c’est que de son idée à lui, l’abbé de Saint-Pierre en voit le point faible quand il la rencontre chez un autre. Le marquis d’Argenson, celui de qui Voltaire disait qu’il mériterait d’être secrétaire d’Etat de la République de Platon, dans son Essai de l’exercice du tribunal européen par la France pour la pacification universelle, avait proposé que la France commençât à exercer et exerçât seule tout ce que le Tribunal général (rêvé par l’abbé de Saint-Pierre) eût exercé, c’est-à-dire un arbitrage armé ; et il concluait ainsi : « Voilà la véritable monarchie universelle : juger c’est gouverner. Décider avec équité devrait être le seul empire admis par les hommes. » C’est précisément parce que juger c’est gouverner, se dit l’abbé, qu’aucune puissance n’acceptera que la France, et, du reste, aucune puissance, joue le rôle de juger ; et il écrit à d’Argenson : « A l’égard de votre proposition que le Roi de France se proposât pour l’arbitre de l’Europe, je vous ai déjà dit les obstacles invincibles qui s’opposeront à l’acceptation des autres souverains. S’il n’est pas de beaucoup le plus fort, ils se moqueront de ses jugemens ; s’il est de beaucoup le plus fort, ils craindront la tyrannie. Nul établissement solide que là où la grande supériorité de force est intimement unie à la grande supériorité de justice et de raison… »

Fort bien, et réciproquement nul établissement solide que là où la supériorité de justice et de raison est unie à la supériorité de force. Or, un arbitrage, constitué par les différentes puissances nommant des arbitres, n’aura aucune force que la bonne volonté des puissances à se soumettre à lui, n’aura