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chancelier, lequel rejeta naturellement tout le blâme sur les militaires. Mais Gortchakof ajouta tranquillement : « Après tout, il y a des hommes d’une tout autre importance que de petits lieutenans qui ont tenu un langage similaire, » et il répéta la phrase de Radowitz. Sur ce, Bismarck jura que cette phrase était controuvée, que Radowitz lui-même lui avait rapporté sa conversation, ipsissimis verbis, et que rien de pareil ne s’y trouvait. Pour le mieux prouver, le chancelier envoya quelques jours plus tard à Gortchakof un long mémorandum de Radowitz qui relatait son entretien avec Gontaut-Biron (mémorandum visiblement écrit ad hoc) et dans lequel non seulement la phrase incriminée ne figurait pas, mais où il n’y aurait pas même eu possibilité de l’introduire. Cette démonstration si habile n’empêcha pas le chancelier russe d’exprimer à Morier sa conviction absolue de la parfaite correction de Gontaut-Biron, homme trop loyal pour s’être permis des affirmations mensongères. Ceci explique encore l’animosité de Bismarck contre l’ambassadeur français auquel il ne pouvait pardonner ce fait que Gortchakof avait plus de confiance en ses dires qu’en ceux des Allemands. Il avait à diverses reprises fait demander son rappel par Hohenlohe, en prétendant « qu’il était impossible dans l’intérêt de la paix, d’entretenir à Berlin de bonnes relations, tant que le poste d’ambassadeur serait occupé par un légitimiste ultramontain avec lequel le prince de Bismarck n’avait pas sa liberté de parole et qui ne possédait pas une connaissance suffisante des affaires. » La vérité, c’est qu’il les connaissait beaucoup trop !



La haine de Bismarck contre Gontaut-Biron s’était portée sur Morier, et depuis longtemps. En 1858, Morier qui débutait dans la carrière, avait été envoyé, sur la demande du prince Consort, à Berlin comme secrétaire d’ambassade. L’ambition du jeune diplomate était d’amener une alliance politique et intellectuelle entre l’Allemagne et l’Angleterre. Lié, ainsi que je l’ai dit, avec le baron de Stockmar, il avait foi dans les hautes destinées de l’Allemagne et croyait « qu’elle serait la lumière qui éclairerait les Gentils et aurait un avenir plus magnifique que celui des autres nations. » De cette époque date son amitié avec le prince héritier et la princesse Victoria, auprès de laquelle il eut une situation privilégiée. Ses relations et ses sentimens libéraux lui