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II. — LE RAKKAS


Le rakkas, au Maroc, c’est ou c’était (hâtons-nous de nous souvenir) le courrier, le vrai courrier qui va sur ses jambes, porte et rapporte les lettres d’une ville à l’autre, traverse la dangereuse Montagne Rouge pour aller de Tanger à la côte Atlantique, fait la navette à travers les premières ondulations de l’Atlas, de Tanger à Fès et de Fès à Tanger. Il n’y a pas de cheval, pas de mule qui soutienne aussi longtemps que le rakkas une marche régulière et rapide. Sur les deux cent quarante kilomètres qui séparent Tanger de Fès le rakkas qui marche, s’il le faut, jour et nuit, gagne un jour sur le cavalier.

De tous les rakkas que nous voyions indéfiniment aller et venir, celui que j’aimais le mieux était Hadj’ Ali. C’était un grand Berbère mince. Son visage jeune avait la régularité des types intacts qu’aucun jeu de pensée ou de sensibilité n’a modifiés. Il avait l’air d’un Adam éveillé à la vie avec le soleil du matin. Mais, au lieu d’être modelé dans le limon de la terre, le visage d’Hadj’ Ali semblait avoir été sculpté dans un beau bois de forêt encore tout brillant de sève, un bois fin qui s’évide bien aux angles, et un peu doré. Toutes les lignes en étaient si parfaitement nettes ! L’arête mince du nez descendait si droite sur les lèvres bien dessinées ! Les cheveux tondus ras ne faisaient qu’une ombre bleue sur la tète, et on voyait toute la structure du crâne long qui brillait comme une boite d’ivoire. On y suivait le chemin bleu des veines, toutes les saillies et les creux des os, on croyait voir jouer toute l’horlogerie intérieure d’une tête d’homme jeune et saine et qui ne pense pas. Hadj’ Ali était habituellement grave et indifférent. Mais quand il nous voyait, il riait subitement. Alors il avait l’expression d’un chien intelligent qui regarde son maître avec ses yeux tout pleins des ténèbres de l’ignorance et tout criblés de petites flammes jaunes, qui s’alimentent de la joie de vivre. Ai-je besoin de le dire ? Hadj’ Ali ne savait pas lire, mais ses yeux lisaient dans les nôtres. Quand nous étions gais, il souriait. Un des rares assemblages de mots français qu’il eût appris était celui-ci : « Quand toi conn’tent, moi conn’tent, » et quand il était conn’tent, la raie blanche de ses dents illuminait son visage ? Il ne savait pas écrire, mais ses pensées simples s’inscrivaient toute seules dans ses yeux