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mobiles et rapides, — des yeux qui voient, des yeux qui devinent, qui enregistrent, des yeux qui ne lisent pas dans les livres, mais dans les autres yeux et dans les choses.

Hadj’ Ali n’était pas un rakkas ordinaire. Il ne faisait que les courses de « rakkas spécial, » c’est-à-dire que, pour une somme spécifiée à l’avance, et dans un délai convenu, il devait porter un pli et souvent rapporter la réponse sans s’arrêter comme les rakkas ordinaires aux étapes, aux repas, aux routes défoncées par les pluies, au fleuve Sebou trop grossi pour être passé à gué ! Il s’agissait de marcher vite, de manger peu, de dormir moins encore. Tant pis pour les pluies, les routes, le soleil, le gué ! Si le fleuve est trop gros, il passe à la nage, tout nu en nageant d’un bras, l’autre tenant la djellab repliée sur la tête. Le taleb qui envoyait Hadj ’Ali, rakkas spécial, inscrivait sur l’enveloppe l’heure du départ, le délai prévu pour la marche, la somme fixée. Et pour chaque heure d’avance, c’étaient des pesetas supplémentaires qui le faisaient rire de plaisir.

Quand une lettre était importante ou pressée, on disait dans un certain cabinet de travail : « Ah ! il faut s’assurer de Hadj’ Ali. »

Et quand on voulait s’assurer de Hadj’ Ali, le soldat algérien, le grand caïd Achmet dont le burnouss bleu était décoré de médailles, homme de ressources, et qui savait tout, disait en riant toujours : « Un quart d’heure, et je vas te l’amener. » Et, selon l’heure, on trouvait Hadj’ Ali endormi au soleil sur les pierres blanches du cimetière ou bien assis sur ses talons au socco, les coudes ramassés sur les genoux, le menton dans ses mains, les yeux brillans comme des escarboucles, absorbé devant le conteur d’histoires qui, tous les jours, le marché fini, les petits campemens volans levés, tisse et retisse, brode et rebrode pour un quadruple cercle d’auditeurs les aventures du grand Haroun al Rachid.

Le caïd Achmet touchait Hadj’ Ali à l’épaule et lui disait, toujours avec son rire un peu narquois : « Viens-y, c’est pour aujourd’hui, » et Hadj’ Ali, levé d’un bond, venait à la légation. Pour commencer, il n’avait qu’à attendre. Il se tenait immobile et silencieux, tout droit contre le mur, ou bien il dormait accroupi sur ses talons, le capuchon rabattu sur la tête, quelquefois des heures, pendant que les dépêches se terminaient, se signaient, se scellaient. Quand elles étaient prêtes, le caïd Achmet