Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de lancer son cheval au galop dans cette plaine que traversait la sente et dont un léger vallonnement fermait l’horizon. Dans ces champs où les arbres sont si rares, les blés si bas, où les buissons sauvages, les rhododendrons et les lentisques habillent si chichement le sol de leurs fourrés courts, une silhouette qui surgit sur le ciel vide se voit de si loin et semble si grande ! Et il arrivait que le caïd qui savait tout et devinait l’attente et l’impatience dont on ne parlait pas, tenant ses yeux perçans tendus sur l’horizon, disait : « Le rakkas là-bas. » On voyait un point noir grandir et suivre la pente douce, « une pierre qui roule. » Le rakkas descendait la côte de son pas glissant et dérythmé. Le Caïd lançait son cheval dans un nuage de poussière au galop de fantasia ; le vent enflait son burnous bleu. Nous voyions le rakkas s’arrêter net, ouvrir sa djellab, en tirer religieusement le pli caché sur sa poitrine comme un scapulaire et puis s’asseoir tranquille sur ses talons, les yeux perdus dans la grande rêverie morne qu’apportent au Marocain le flamboiement du couchant, ses gloires d’or et ses crépuscules où l’incendie du soir se fait si vite cendre froide et grise, où l’homme primitif, immobile dans une sorte d’extase triste, a l’air, avec la nuit qui descend, d’entrer lui-même dans la mort.

Un jour, nous étions nous-mêmes en voyage sur cette route de Fès, au delà de ce Sebou qu’on avait passé laborieusement la veille dans les grandes barcasses. La matinée avait été si mauvaise, la pluie si rude, qu’on avait décidé de ne pas lever le camp. Il fallait attendre. Ah ! ce pays d’attente, ce pays de Belle au Bois dormant, qui touchait à la fin de sa longue léthargie, dont on guettait toutes les respirations, chaque battement de cœur faible et irrégulier, avec la certitude que l’enchantement triste et séculaire allait se briser aujourd’hui, demain, au son des fanfares françaises, et qu’il allait vivre. On attendait, ce n’était qu’un jour, mais on ne savait plus attendre. Des rumeurs inquiétantes venues des villages étaient arrivées au camp : les tribus en mouvement, des troubles à Fès, la route coupée peut-être, les Zemmours en campagne, le rakkas qui portait le courrier allemand, dévalisé et laissé pour mort la veille. On n’avait d’autre certitude que celle des crépitemens de la pluie sur les toiles. Tous étaient à table, un peu mornes, dans un de ces silences où le cœur se ronge d’impatience. Tout