Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fans, de brusques colères, de longs silences, pendant lesquels la main inhabile cherche sur la guitare un accord, un commencement de chanson, trois notes brèves, tristes comme un cri d’oiseau de nuit, qui ne s’achèvent pas. Ils faisaient tous trois un étrange tableau, serrés les uns contre les autres, les visages éclairés d’en bas par ces flammes aux éclats saccadés qui tournoyaient avec le vent et semblaient par momens leur entrer dans les yeux.

Nous étions à peine rentrés dans le silence toujours grandissant, sous le ciel tragique, que nous entendîmes le pas connu et régulier du caïd Achmet qui faisait une sorte de ronde autour de nos tentes. Et quand le grand caïd se promenait ainsi très tard, d’un pas solennel, on savait bien que c’était dans l’espoir de faire part des bruits venus au camp, des histoires de pillage, de révoltes, de mouvemens de tribus et de leurs conciliabules. On connaissait l’air confidentiel du caïd, ses pas prudens, ses tousseries discrètes, et le taleb algérien, docile à l’indication du loyal serviteur, ne manquait jamais d’apparaître alors au seuil de la tente et de prêter l’oreille à ces rumeurs, qui volent en terre d’Islam et bourdonnent dans l’air à toute heure, véridiques parfois, toujours incertaines comme des présages.

Ce soir-là, le caïd dit au taleb, toujours avec son rire amusé de vieux finaud : « Tu sais pas, quand le rakkas a passé chez les Zemmours, ils y ont tiré dessus avec leurs remingtons. Hadj’ Ali, il m’a montré le trou dans sa djellab. La balle… Mais Hadj’ Ali, y s’en fiche. » Le lendemain, je voulus voir Hadj’ Ali. Il venait de partir ; au petit matin on lui avait remis des plis tout prêts pour Fès. Je pus tout juste, sur la large sente dont les deux bords se perdaient dans les champs d’asphodèles, apercevoir un point noir qui montait la côte sans hâte, sans effort. Le caïd dit avec son sourire de vieil enfant rusé qui aime les niches : « Y est content, y va passer encore chez les Zemmours. »


Il y a quelques jours, au coin d’un bon feu de France, nous rappelions avec un ami ces souvenirs ; ils ont, pour ceux qui les ont vécus, l’attirance et le charme triste des ombres.

Les jeux rapides de la politique et de l’histoire les feront reculer demain dans la nuit des temps. L’ami qui nous parlait avait subi le siège de Fès. Il nous le contait avec la sobriété traversée de ce petit sourire propre à tant de Français qui ont