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qu’elle dit vrai, qu’elle parle tout droit. Et puis peu à peu… et c’est un régal. Elle félicite Dupin d’avoir dit dans un discours académique : « Que deviendrait le pays si tous les fonctionnaires se retiraient subitement à l’instant où le chef d’État vient à changer ? Quel danger n’y aurait-il pas dans leur retraite !… » Tout simplement, le vicomte de Launay suit l’idée de Dupin, tranquillement : « Ce principe bien généralement répandu, aurait des résultats plus importans et plus efficaces qu’on ne le pense. Pourquoi fait-on des révolutions ? Pour avoir des places, n’est-ce pas ? On ne se révolte pas pour autre chose. Or, quand on saura une bonne fois pour toutes que, quoi qu’il arrive, les gens en place garderont leurs places, que, malgré leurs convictions blessées, ils resteront ; que, malgré leurs affections trahies, ils resteront ; que, malgré leur drapeau déchiré, ils resteront ; que malgré tout ils resteront et se feront un ingénieux point d’honneur de rester ; alors tout naturellement on cessera de tenter des bouleversemens inutiles et de rêver des changemens qui ne changeront rien du tout. Plus nous y réfléchissons, plus nous trouvons ce système raisonnable. Comme religion politique, il n’est peut-être pas d’une orthodoxie bien rigoureuse ; mais, comme hygiène sociale, il nous paraît être le meilleur remède pour guérir à jamais la fièvre des révolutions. » — Ah ! c’est d’un joli tour de main. Le fin du fin dans l’ironie, c’est d’amener à croire que celui dont on se moque n’a pu dire ce qu’il a dit que, lui-même, par ironie, tant c’est ridicule. M. Dupin, pour se sauver, a dû dire le lendemain : « Oui, Mme de Girardin m’a bien compris. J’avais commencé en étant méchant, elle a continué en étant cruelle. »

Comme la conversation des gens d’esprit a tous les styles, la plume de Mme de Girardin les a tous. Elle a celui des portraits, elle a celui des récits. Comme récit bouffe, il n’y a rien au monde de plus heureux que son histoire du courrier bigame. Je suis bien marri d’être forcé de la résumer. Un courrier de Paris à Strasbourg, que l’on nommait à Paris Martin de Strasbourg, et à Strasbourg Martin de Paris, avait, ce qui est assez naturel, une femme à Strasbourg et une femme à Paris. Il les aimait également et leurs enfans ; « il trouvait tout simple que les hommes qui habitaient toujours la même ville n’eussent qu’une femme et qu’un ménage ; mais il trouvait très raisonnable aussi qu’on eût deux ménages quand on habi-