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immuable, avec des traits si accusés et d’ailleurs si simples, qu’il n’y ait pas moyen de s’y tromper. Notez au surplus qu’il s’est formé, depuis qu’on représente des pièces de théâtre, une longue tradition et qu’il convient de ne pas déranger le public dans ses habitudes. Vous peignez des honnêtes gens : c’est la règle, au théâtre, que ces honnêtes gens suivant l’esprit du monde, soient des pharisiens. Ils ne feront pas un geste, ils ne diront pas un mot qui ne soit le pharisaïsme lui-même en parole et en action. Ils n’auront jamais un mouvement spontané, jamais une ouverture de cœur, jamais un accent profond et sincère : cela leur est défendu. Vous représentez la province : c’est l’inévitable scène de commérages. Cela n’a pas beaucoup d’imprévu, ni de nouveauté, ni de variété, ni de profondeur ; mais cela se voit de loin, cela se reconnaît tout de suite : c’est du théâtre.

A se contenter de ces indications superficielles, sommaires et ne varietur, on en vient à négliger toute étude de caractère, toute analyse de sentimens, tout ce qui particularise un être et en fait un individu. Jacqueline est la jeune fille de condition irrégulière que la société bourgeoise repousse et renvoie à son premier milieu. Mais encore ? Est-ce une nature foncièrement honnête et qui va souffrir de cette abjection à laquelle une loi inexorable la condamne ? Ou bien, le mouvement auquel elle a obéi en quittant son milieu d’origine n’était-il qu’une velléité, et est-elle ramenée à sa vraie destinée par une « nostalgie de la boue ? » A quel moment a-t-elle fait un coup de tête ? Quand elle est allée à la vertu, ou quand est-elle allée au vice ? Nous n’en savons rien. Cette Jacqueline reste pour nous une énigme que l’auteur ne s’est pas soucié de nous faire déchiffrer.

Plus nous réfléchissons et plus il nous apparaît que nous sommes dans l’artificiel et le convenu. Les cas, que l’expérience nous fournit et sur lesquels nous pouvons raisonner, ne sont pas si nets. Du milieu le plus libre, vous transportez cette Jacqueline dans le milieu le plus rigide. Trop est trop, et l’auteur se fait la partie trop belle. Dans la réalité, Jacqueline aurait été la fille d’une mère un peu inquiétante et sur laquelle il y a des histoires. C’est une fille très avisée, qui a vu beaucoup de choses et acquis de bonne heure de la finesse et du tact. Mariée à un garçon qui l’a épousée par amour, mais qui visiblement est un naïf, un faible, et dénué de toute force de résistance, c’est de sa belle famille qu’elle entreprendra la conquête. Elle aura, pour enjôler ces vieilles gens, d’honnêtes roueries et une coquetterie vertueuse qui la feront réussir là où toute autre aurait échoué. Je veux bien que Cherbourg soit une ville de traditions antiques ; mais là comme