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avaient été suivis d’une phase d’embarras, de revers, plus désagréables que graves, mais qui énervaient l’opinion. Dans les plaines d’Amérique, après l’échec de Savannah, nos troupes avaient dû reculer, et nous avions perdu la ville de Charlestown. En Europe, l’idée d’une descente sur les côtes britanniques, saluée naguère avec tant d’enthousiasme, avait clé abandonnée en présence des difficultés qu’avait rencontrées l’entreprise. Le public attribuait, non sans quelque raison, ces déboires au manque de direction, de suite et d’énergie ; dans l’administration supérieure de la Guerre.

Cependant, à Versailles, ces griefs d’ordre général, tout fondés qu’ils pussent être, faisaient peut-être moins de tort au prince de Montbarey que certains écarts de conduite et certaines faiblesses scandaleuses, qu’on se racontait à l’oreille et dont l’écho parvenait parfois jusqu’au trône. Une fille de l’Opéra, la demoiselle Renard, que le ministre affichait pour maîtresse, avait pris peu à peu sur lui un ascendant qui passait toute mesure. Hardie et âpre à la curée, elle avait mis en coupe réglée le département de la Guerre ; elle se mêlait de l’avancement, de la collation des emplois, touchant un pot-de-vin pour chaque « grâce » octroyée. « Elle rançonnait sans merci, dit une gazette du temps, les militaires d’un haut grade, les croix de Saint-Louis, les officiers à la retraite et les adjudications du matériel. » On évalue ces exactions et ces « menus profits » à un chiffre total de 600 000 livres par an.

Déjà, en 1778, un exploit de celle créature avait failli amener la disgrâce de son protecteur. Un marché de fourrages, où l’adjudicataire avait versé une forte somme à Mme Renard, ayant fait l’objet d’un litige, les débats avaient établi la prévarication, et le Roi ont vent de l’histoire. Son honnêteté s’émut : « En voilà un, aurait-il dit, que je prends la main dans le sac, et je ferai un exemple ! » Pour calmer cette colère et sauver Montbarey, il avait fallu toute l’astuce et toute l’éloquence du Mentor, toute l’insistance surtout de Mme de Maurepas. La vieille comtesse, à quelques jours de là, jouant au piquet avec Louis XVI, s’était plainte à lui, « avec larmes, » des affreuses calomnies semées sur son parent, des préventions injustes jetées dans l’âme du Roi. Elle avait si bien fait, qu’elle avait obtenu, « pour dissiper ces rumeurs affligeantes, » la promesse pour le prince d’entrer dans le Conseil d’Etat, faveur qui n’était accordée