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Il sentait que des ruines croulaient toujours en lui, que sa vie morale continuait de s’effondrer, que tout s’engloutissait dans le cataclysme. Et cependant, il vivait. Il vivait plus que jamais ; les ruines étaient en feu, et le brasier flambait.

C’était fini, il était tombé vulgairement comme les autres ; fini de s’estimer, fini de travailler dans la paix, fini d’exister sereinement dans l’intimité de Jeanne, fini de cette vie laborieuse et simple que, jusqu’à trente-six ans, il avait menée, gardant, en dépit de son génie, une sorte d’enfance intérieure. Il n’était plus lui-même ; un homme méprisable venait de naître en lui, qui lui serait désormais à charge jusqu’à la mort.

Enfin, ce qu’il attendait se fit entendre : un bruit de pas légers dans l’escalier : le retour de Jeanne.

Elle ouvrit la porte, elle entra les yeux rougis et gonflés. L’immobilité singulière de Nicolas, debout au milieu de l’atelier, elle l’attribua à une certaine anxiété qu’il aurait eue, la sachant en conversation avec le château de Cléden.

— Mon pauvre Nicolas, fit-elle en retenant ses larmes, je m’en doutais, mon père est perdu.

Nicolas hésita, puis se maîtrisant :

— Veux-tu que nous partions dès ce soir ?

Elle releva sa voilette et son admirable beauté apparut défaite par la douleur qu’elle endurait ; mais il y avait dans sa peine tant de douceur, tant de résignation et de tendresse, qu’ainsi, elle charmait encore davantage. Elle répéta :

— Que nous partions ? Mais, Nicolas, tu ne peux m’accompagner, j’irai seule.

— Comment ! je n’irai pas avec toi ?

Elle s’approcha de lui, et, brisée par le chagrin, elle eut cependant assez de force pour se redresser, pour reprendre son rôle d’inspiratrice, pour dire en l’enlaçant :

— Je sais que tu ne peux quitter ton œuvre à cette heure, mon Nicolas ; c’est l’instant le plus délicat, le plus difficile et aussi le plus décisif de ta crise d’artiste. Tu comprends, moi, je sens et je suis toutes les phases de ta création. Aujourd’hui, tu es à la veille de parfaire ta figure du Sauveur, qui sera le chef-d’œuvre de ta vie ; je sais que tu l’as en toi, qu’elle vient au jour de minute en minute, que demain, peut-être, elle sera là, vivante, pour la joie éternelle du Monde, et moi, une pauvre femme qui souffre comme tant d’autres, j’exigerais que, pour