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ma consolation particulière, tu compromisses ton œuvre en allant ressentir d’atroces émotions ? Non, Nicolas, tu resteras à ton chevalet en pensant à moi.

— Il faut que je parte avec toi, balbutia Houchemagne d’une voix sourde. Je ne puis t’abandonner, ma pauvre Jeanne.

À ce mot de compassion, la jeune femme cessa de se contenir ; ses larmes jaillirent à flots, elle se mit à parler avec une abondance désolée de son père, de son enfance, des soins qu’il lui donnait, si maternels, si surprenans chez un homme. Elle rappelait tous ses souvenirs : il l’avait veillée treize nuits, lors d’une scarlatine. L’hiver, il se privait des soirées auxquelles il était invité pour ne pas la laisser seule au château. Ah ! les promenades exquises qu’ils faisaient au printemps. Mon Dieu ! comme il l’avait chérie ! Et elle se tordait les mains.

— Je pars avec toi, reprenait Nicolas, il faut que je parte.

Alors, elle le mena devant le chevalet où l’image du Christ se dressait déjà au trait noir, si troublante.

— Ma consolation, dit-elle en pleurant, ce sera ta gloire, ce sera le succès de ce tableau. Il me sera bon au retour, quand je te reviendrai meurtrie, de goûter la beauté de ton œuvre. Je suis forte, tu sais, je saurai souffrir.

— Ma pauvre Jeanne ! ma pauvre Jeanne ! répétait-il en la contemplant d’un regard étrange.

Quand elle eut fait en hâte, avec sa femme de chambre, les préparatifs de départ, elle vit Nicolas accourir à elle avec une sorte d’effarement. Il venait de passer une heure seul, dans l’obscurité de son atelier ; l’ivresse de sa faute se dissipait, la honte lui montait du fond de l’âme, et il se sentait si faible qu’il cherchait un appui.

— Jeanne, ma bonne Jeanne, suppliait-il, emmène-moi, il faut que tu m’emmènes ; je ne peux pas rester tout seul ici.

À ces mots, elle crut à un accès de découragement, à une lassitude ; elle se mit à l’exhorter, à lui montrer la réussite proche, et elle évoquait la toile avec tous ses personnages, grouillante de foule, palpitante de vie, radieuse de divinité. Et Nicolas qui, depuis huit années, s’exaltait à ces sortes de discours, s’y enflammait, y retrouvait toujours l’excitation nécessaire, s’irrita aujourd’hui de les entendre résonner à faux, de trouver Jeanne si incompréhensive, si loin de la vérité. Il lui en voulait de ne pas deviner la trahison, de ne pas le sauver du