Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/85

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

des poisons, roulant des pilules, pilant des poudres, collant des cachets. Pendant ce temps, Nicolas et Marcelle étaient enfin l’un près de l’autre et se recueillaient dans leur bonheur. Parfois leurs regards se croisaient en silence. Ils ne purent rien se dire de toute la soirée, et cependant telle était la véhémence et l’expression de leur désir en leur regard, que ni l’un ni l’autre n’eut un doute sur l’engagement muet qu’ils prirent en se quittant. Et en effet, le lendemain, à l’heure où, à l’atelier des femmes, Seldermeyer arrivait pour la leçon, au fond de la chambre blanche, là-bas, derrière le Panthéon, Nicolas et Marcelle, — toute résolution, toute promesse oubliées, — étaient aux bras l’un de l’autre.

À la fin de cette nouvelle journée de faiblesse qui lui avait laissé comme une épouvante de sa lâcheté, Houchemagne était venu s’enfermer de nouveau dans son atelier. Un dernier espoir lui restait encore ; c’était que la lièvre passionnelle, l’intensité de vie qu’il avait goûtée aujourd’hui, exaltât son talent. Tous les grands artistes, ne les a-t-on pas dits soulevés par l’enthousiasme de la femme ? Tous n’ont-ils point passé pour de grands voluptueux ? Alors lui, Houchemagne, allait se surpasser aujourd’hui que, dans son sang, dans ses membres, il sentait encore couler comme la vie de Marcelle.

Et il avait roulé l’échelle devant sa toile pour commencer, sur-le-champ, à mettre de la couleur. Tout de suite son élan avait été au petit garçon de l’Évangile, et, la palette à la main, il s’arrêta devant lui, croyant entendre encore la voix de Jeanne lisant le texte :

« Il y a ici un enfant qui a cinq pains d’orge et deux poissons. »

Il en avait fait, d’après nature, une très solide étude ; en le transposant sur la toile, il l’avait encore embelli. Ah ! que c’eût été bon de peindre comme autrefois, avec une paix naïve qui le faisait semblable à cet enfant ! On dit que l’amour grandit un homme, qu’il l’élève. « Suis-je plus grand aujourd’hui, se disait-il, aujourd’hui que j’ai trahi Jeanne, que j’ai, en pleine maturité, et alors que mes cheveux grisonnent déjà, possédé une adolescente, une enfant ; que je me sens tiré, lié à elle par des traits tout-puissans ; aujourd’hui que je ne suis plus maître de mes volontés, que mon imagination me domine, que mes idées fuient, qu’une sorte de stérilité a gagné mon cerveau… »