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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/254

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fibres les plus intimes, Eugène-Melchior eût pu être un magnifique écrivain de terroir. Pour cela il eût fallu résider. C’est un service encore que la présence. Un gentilhomme du XVIIIe siècle, protestant et persécuté comme tel, disait à son neveu (des notes de ce neveu nous gardent ce texte admirable) : « Cette terre vous reviendra, un jour, et vous verrez alors que, sans emploi dans l’Etat, on peut encore servir utilement sa famille et sa patrie. Je l’ai peut-être mieux servie, en souffrant ici, en silence, et en donnant les conseils et l’exemple de la soumission, aux protestans qui sont restés dans ce pays. J’ai entretenu et amélioré ma fortune. Je mourrai sans reproche. » Mais quand on ne possède plus le domaine ? Mais quand la fortune a disparu ? C’est un autre épisode de la tragédie du noble que le res augusta domi avec un certain nom. Ce motif aussi acheva d’incliner Vogüé vers une carrière qui assurait à la fois l’emploi de ses talons et la dignité de sa vie. Il l’exerça un peu plus de dix ans.

Je n’étonnerai aucun de ceux qui l’ont approché si je dis qu’il fut un excellent agent. Il ne s’est jamais chargé d’une besogne qu’il n’y ait aussitôt appliqué toutes ses facultés. A Constantinople et à Saint-Pétersbourg, il apprit à fond la politique européenne. Les pages qu’il écrivit sur Nigra, sur Ignatief, sur l’empereur Guillaume Ier, portent à toutes leurs lignes la marque d’une compétence et d’une lucidité supérieures qui ne s’exerçaient pas seulement d’une manière rétrospective. Quand M. d’Æhrenthal, il y a six ans, arriva au pouvoir, Vogüé fut le premier parmi nous à prédire que le ministre autrichien, son ancien collègue à Saint-Pétersbourg, ferait figure de grand homme d’Etat. Devenu administrateur de Suez, sa connaissance précise des choses d’Egypte lui permit d’être un des plus utiles serviteurs de la Compagnie. Il avait été un efficace préparateur de l’alliance entre la France et la Russie, ayant deviné, avant tous, la portée de cette nouvelle distribution des forces et des influences. Autant de preuves qu’il n’avait pas traversé la carrière en amateur. Il pouvait, en se rappelant sa jeunesse de diplomate, se rendre cette justice. Il n’y persévéra guère pourtant. Dès l’époque où je le connus, il méditait de démissionner. Il ne se décida pas à cette résolution sans effort. Mais l’écrivain était né en lui. Au cours de ses voyages de diplomate, en Syrie et en Palestine, il avait pris des notes, « au hasard de l’heure, sous la tente, sur une table d’auberge, sur un pont de