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obtient de lui la promesse qu’il « essaiera pendant six mois seulement » d’exercer son office et que, passé ce terme, s’il se voit impuissant à faire prévaloir ses idées, il quittera le pouvoir, « avec plus de plaisir sans doute qu’il ne s’est résigné à la volonté de son maître. »

Enfin, ce qui est plus sérieux, on remarque également un assez vif mécontentement parmi les amis de Turgot. Certains vont jusqu’à fulminer, rappelant l’attitude de Necker lors de l’affaire des blés, l’accusant d’avoir pactisé avec les émeutiers, le taxant de démagogie. « Attendons-nous à voir se renouveler les scènes des Gracques ! » s’exclame d’un ton tragique le chevalier Turgot, frère de l’ancien contrôleur général. Turgot, moins violent, est amer et sceptique ; il plaisante un peu lourdement : « Je ne sais, écrit-il[1], si le public sera émerveillé de la traduction que M. Necker nous donnera bientôt de ses grandes pensées ; mais j’ai peur qu’il ne fasse des miracles qu’en qualité de saint, ce qui suppose au préalable sa conversion au catholicisme. » Condorcet, d’une plume plus alerte, apprécie comme il suit la nouvelle administration des finances de l’Etat : « M. de Maure pas exerce notre foi, et le gouvernement sera aussi mystérieux que la théologie. Ce mystère-ci est une véritable Trinité. La finance sera gouvernée comme le monde. Le chef du Conseil (M. de Maurepas) a tout à fait l’air du Père Eternel. Taboureau représentera l’Agneau, dont il a la mansuétude. Pour M. Necker, c’est assurément le Saint-Esprit, et il faut lire les Actes des Apôtres pour avoir idée du fracas qui accompagne sa venue ! »


VI

Sans parler de son origine et des circonstances politiques où il arrivait au pouvoir, la personnalité même du nouveau directeur du Trésor était bien faite pour éveiller et pour retenir l’attention. Il n’était jusqu’à son physique qui ne pouvait passer inaperçu. Très grand, le corps massif et vigoureusement charpenté, il portait haut la tête, que surmontait un toupet relevé. Le visage long, au vaste front sans ride, au menton avancé, charnu, aux lèvres épaisses et serrées, avec un « arc de sourcil fort élevé, » dominant des yeux bruns, intelligens et vifs, avait,

  1. Lettre du 29 novembre 1776. Correspondance publiée par M. Charles Henry.