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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/476

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Il est parti, en effet, parce qu’il s’est trouvé embarrassé dans la Commission pour répondre à M. Clemenceau. Embarras très naturel : il avait eu l’imprudence de prendre M. Clemenceau pour confident des amertumes dont il avait été abreuvé. Singulier confident, en vérité ! On voit bien que M. de Selves est entré récemment dans la vie parlementaire : il a sans doute oublié certaines choses qu’il n’y voyait autrefois que du dehors et de loin. Dans la première et la plus longue partie de sa carrière, M. Clemenceau a été le plus terrible démolisseur de ministères qu’on eût connu jusqu’à lui. On ne comptait plus les cabinets qu’il avait renversés. C’était son rôle, il s’en était fait une originalité, de jeter successivement tous les ministères les uns pardessus les autres dans l’abîme. De même que les guerriers peaux-rouges se faisaient une ceinture de toutes les chevelures qu’ils avaient scalpées, M. Clemenceau aurait pu s’en faire une de tous les portefeuilles de maroquin qu’il avait brutalement arrachés à des mains défaillantes. Donner à un pareil homme le moyen de recommencer était le tenter beaucoup ; on aime toujours à se rajeunir, à revenir aux exercices où on a autrefois excellé ; nous aurions parié tout ce qu’on aurait voulu que M. Clemenceau, mis à même de culbuter le ministère Caillaux, n’aurait pas pu se retenir de le faire, quand même il aurait eu pour lui plus de sympathies qu’il n’en avait et qu’il n’en a d’ailleurs jamais eu pour un ministère quelconque. En quelques phrases nettes, sèches, coupantes. M. Clemenceau a dit : — J’ai reçu des confidences que je n’avais pas sollicitées ; on me les a faites et j’en use ; je demande ce qu’il y a de vrai dans le serment de M. le président du Conseil qu’il n’a mené aucune négociation personnelle, en dehors de celles que conduisaient notre ministre des Affaires étrangères et notre ambassadeur à Berlin. — M. de Selves était serré dans un étau dont il ne pouvait se tirer que par sa démission. Le respect de la vérité lui permettait d’autant moins d’appuyer les affirmations de M. Caillaux qu’il les avait démenties d’avance auprès de M. Clemenceau. Il était déjà un peu tard pour revenir à la correction, c’est-à-dire à la discrétion que sa situation lui imposait. Quant à M. Clemenceau, ce n’est pas un tortionnaire, mais un bourreau expéditif ; il ne fait pas souffrir le patient, il lui fait son affaire en un tour de main ; il y a de la prestidigitation dans son jeu.

Tout le monde rend justice au galant homme qu’est M. de Selves : il est arrivé au ministère avec les intentions les meilleures, c’est-à-dire les plus patriotiques ; mais il y est arrivé trop tard, quand les affaires étaient déjà engagées dans une voie dangereuse, embrouillée,