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Il faut apprendre à supporter la vue du monstre, à le connaître, à le museler et à l’asservir. Si tu n’enchaînes pas ton Cerbère, tu n’entreras pas au pays des ombres, tu ne descendras pas dans le Hadès ! » Beaucoup de mystes se révoltaient contre cette idée et la repoussaient avec indignation, s’en moquaient même. Ils ne consentaient pas à se reconnaître dans le monstre et s’en détournaient avec horreur. Ils prouvaient ainsi leur inaptitude aux méthodes d’Eleusis et devaient renoncer à poursuivre leur initiation. Ceux au contraire qui se familiarisaient avec cette sorte de phénomènes en saisissaient de mieux en mieux le sens et le but. Le second Dionysos devenait leur instructeur et leur découvrait, en soulevant voile après voile, des secrets de plus en plus merveilleux. Au cœur du monde des Dieux, qui s’ouvrait pour eux par le dedans, comme une limpide aurore, quelques rares élus parvenaient à voir le troisième Dionysos[1]. C’était en réalité le premier Dionysos (celui déchiré par les Titans, c’est-à-dire morcelé dans les êtres et fractionné dans les hommes) maintenant reconstitué et ressuscité dans une harmonie supérieure et une sorte de transfiguration. L’épopte avancé percevait ainsi l’archétype humain sous sa forme grecque, parvenu à la plénitude de la conscience et de la vie, modèle divin d’une humanité future. Ce Dionysos-là était d’une beauté parfaite et translucide, dont le marbre de Praxitèle peut nous donner un pressentiment. Une sueur ambrosienne perlait sur son corps moulé dans l’éther. On eût dit qu’une Déméter céleste avait bouclé ses cheveux d’or, et la flamme triste et douce de ses yeux semblait répondre à la langueur de quelque Perséphone lointaine. Ah ! ce regard de Dionysos mesurant l’immensité du chemin parcouru, l’épopte pouvait-il l’oublier ? Ce regard contenait tout le reste. Absorbé en lui, l’initié voyait en même temps les panthères et les lions dociles léchant les mains du Dieu et des serpens lumineux roulés à ses pieds dans une végétation luxuriante.

Son souffle magique animait la nature, et la nature assouvie respirait en lui… N’était-ce pas celui dont Orphée avait dit : « Les Dieux sont nés de son sourire et les hommes de ses larmes ? »

  1. On le célébrait officiellement sous le nom de Iakkos dont on portait la statue en grande pompe d’Athènes à Eleusis, le neuvième jour des fêtes avant la nuit sainte. Le Dieu Iakkos était représenté par une statue d’enfant parce qu’on le considérait comme un Dieu renaissant et en voie de croissance.