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travestissemens grossiers qu’en donnèrent les premiers auteurs tragiques. Le torrent ayant rompu l’écluse, on ne pouvait l’arrêter ; on réussit à l’endiguer. Ici se montra toute la sagesse de l’Aréopage éclairée par la science des Eumolpides. On permit aux auteurs dramatiques de puiser le sujet de leurs pièces dans les traditions mythologiques qui avaient toutes leur source dans les Mystères, mais on leur défendit sous peine de mort d’en divulguer le sens caché ou de les souiller par de basses plaisanteries. Les premiers citoyens d’Athènes, nommés par l’Archonte et par l’Aréopage furent chargés du choix des pièces. Les représentations devinrent des fêtes annuelles en l’honneur de Dionysos. La tragédie cessait d’être un divertissement champêtre de paysans avinés pour devenir un culte public de la cité d’Athènes. Par ce coup de maître, le jeu périlleux se métamorphosait en révélation bienfaisante. Pallas prenait sous sa protection l’évadée des Mystères pour en faire la plus puissante des Muses, la prêtresse de l’art initiateur et sauveur, Ainsi grandit, sous l’égide de Minerve et sous l’aile des génies d’Eleusis, cette Melpomène qui devait donner à l’humanité un nouveau frisson et tirer du cœur humain des torrens de larmes divines.

Nous avons vu que toutes les créations du génie grec, celles qui constituent jusqu’à ce jour des élémens essentiels de notre culture, sont sorties des Mystères. Reconnaissons en la tragédie le dernier et non le moins étonnant de leurs miracles. Avec Eschyle, son organisateur et son véritable créateur, elle s’avance vers nous encore armée du flambeau de l’initiation. Fils d’un prêtre d’Eleusis, on pourrait l’appeler le grand pontife de la tragédie. Ses successeurs eurent d’autres mérites, mais furent bien loin d’atteindre sa profondeur et sa majesté. Eschyle puise à pleines mains aux sources de l’antique sagesse, et c’est avec leur lumière qu’il descend dans l’abîme obscur de la vie humaine. Poète, musicien, architecte, machiniste, costumier, chef des chœurs, acteur lui-même, chaussé du cothurne et portant le masque tragique, Eschyle reste un Eumolpide. La matière humaine, qu’il remue à grandes pelletées, est la même que celle d’Homère et plus vaste encore. Ses soixante-dix tragédies, dont sept seulement nous ont été conservées, embrassaient tout l’horizon des poètes cycliques, toute la légende grecque. Mais quel abîme entre Eschyle et Homère !