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Là-bas, les aventures olympiennes, les catastrophes terrestres se déroulaient comme en un rêve aérien. Ici, spectacle, personnages, gestes et paroles, nous transportent au centre des consciences et des volontés. Nous sommes dans l’antre où se forgent les destinées. Que le chœur d’Eschyle représente des vieillards ou des vierges, les Erynnies ou les Océanides, il est toujours en présence des Dieux, comme imprégné et vibrant de leur souffle. Dans les Choéphores, les esclaves du palais des Atrides se pressent comme un essaim de colombes autour du tombeau d’Agamemnon. Electre et Oreste, qui dominent ce groupe, invoquent l’ombre de leur père pour l’œuvre de vengeance, et le choryphée, soulevant ses voiles comme des ailes, pousse cette imprécation que répète le chœur : « Oh ! puissé-je un jour chanter l’hymne fatal sur un homme frappé par le glaive, sur une femme expirante ! Car pourquoi cacher en moi le souffle divin qui remplit mon âme ? Malgré moi, il s’échappe et sur mon visage respire la colère de mon cœur, la haine qui fermente en moi. Quand Jupiter étendra-t-il sa main vengeresse ? Grand Dieu ! frappe ces têtes superbes ! » À ce degré d’exaltation et de véhémence, le chœur n’est pas un accessoire, c’est l’âme même de l’action.

Au-dessus de cette humanité semi-voyante et plongée dans une sorte de demi-rêve, se dressent les héros de la trilogie typique : Agamemnon, Clytemnestre, Oreste. Par la grandeur des caractères, par l’énergie des volontés, ils dépassent la moyenne stature humaine, mais ils débordent de passions vraies. En eux on peut étudier la psychologie du crime, passant de génération en génération dans l’âme collective d’une famille. On a l’habitude de dire que le drame antique repose sur la fatalité aveugle qui enveloppe les hommes par le fait des Dieux comme le filet dont Clytemnestre étreint son époux pour l’égorger. La critique moderne a cru trouver le vrai fond de ce concept en substituant à l’arbitraire divin la loi de l’atavisme par laquelle elle croit tout expliquer. Rien de plus étroit et de plus faux que cette idée. La pensée d’Eschyle est tout autre.

La structure et le dénouement de ses drames prouvent qu’il a parfaitement conscience des trois puissances qui dominent la vie et s’équilibrent : le Destin, la Providence et la Liberté humaine. Le Destin ou la Fatalité n’est pas autre chose que la chaîne des passions et des calamités qui s’enfantent de