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Ainsi, plus on descend aux profondeurs de la conscience, moins conviennent ces schèmes de séparation et d’immobilité que sont les formes d’espace et de nombre. Le monde intérieur est celui de la qualité pure. Il n’a rien d’une homogénéité mesurable, rien d’un assemblage d’élémens à structure atomique. Les phénomènes que l’analyse y distingue ne sont point des unités composantes, mais des phases. Et ce n’est qu’au moment où ils affleurent à la surface, où ils prennent le contact du dehors, où ils s’incarnent en discours et en gestes, que leur deviennent adaptées les catégories de la matière. Au fond, la réalité apparaît comme un écoulement ininterrompu, un impalpable frisson de nuances fluidement changeantes, un flux perpétuel d’ondes fuyantes et fondues qui se résolvent sans heurts les unes dans les autres. Tout y change sans cesse ; et l’état en apparence le plus stable est déjà du changement, puisqu’il dure et puisqu’il vieillit. Des constances ne se dessinent que par la matérialisation de l’habitude ou par l’effet d’une symbolisation pratique. Et c’est sur quoi, à juste titre, insiste M. Bergson :

« L’apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d’actes discontinus : où il n’y a qu’une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d’attention, les marches d’un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d’imprévu. Mille incidens surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d’un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu’ils l’intéressent davantage, mais chacun deux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d’eux n’est que le point le mieux éclairé d’une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C’est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu’ils ne sont pas des élémens distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin. »

Et ne croyez pas d’ailleurs qu’une telle description