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sans avoir à tenir compte de l’image qu’il nous en a offerte lui-même, dans son drame posthume. Depuis les origines de sa « conversion » jusqu’à la fuite fameuse de l’octogénaire, désireux d’échapper enfin à une servitude qui, naguère, avait inspiré un désir tout semblable à son Sarintsef, impossible pour nous de ne pas comparer, tout au moins, les deux destinées du héros de la pièce et du dramaturge. Si bien qu’à l’opposé du fâcheux Cadavre Vivant les quatre actes de la Lumière qui brille dans les ténèbres constituent, sans aucun doute, la partie la plus intéressante de la série entière des Écrits Posthumes du comte Tolstoï ; et l’on m’excusera d’avoir insisté de préférence sur cet étrange morceau, où s’est pleinement déployé, pour la dernière fois, le génie audacieux et fort de l’auteur de Résurrection.


Quant au reste des trois volumes, j’y ai trouvé un mélange tout à fait curieux de deux élémens contraires. D’un côté, ces trois volumes nous révèlent des œuvres longues et importantes, le Faux Coupon, le Père Serge, Hadji-Mourad. Ce sont des romans qui ont dû occuper, d’année en année, l’imagination infatigable du vieil homme de lettres : mais la forme sous laquelle il nous les a laissés est trop évidemment provisoire, bien différente de celle qu’ils auraient revêtue s’il avait eu le loisir (ou le goût) de les mettre au point.

Un seul d’entre eux, le Père Serge, nous permet de deviner ce que l’œuvre aurait pu devenir, le jour où Tolstoï se serait décidé à tirer de sa rapide esquisse le même parti qu’il a tiré, vers 1899, de son ancien brouillon de Résurrection. Le sujet est tout original, et je ne serais pas éloigné d’y découvrir, également, une certaine intention autobiographique. Un gentilhomme que le spectacle de la vie a tristement déçu s’en va demeurer dans un ermitage, où sa piété et ses macérations lui procurent bientôt un grand renom de sainteté ; mais il ne tarde pas à découvrir que l’orgueil tient en son cœur plus de place que la crainte de Dieu ; et c’est ce qu’achève de lui démontrer son entretien avec une pauvre vieille femme, ignorante et sotte, et cependant toute pleine de sagesse divine dans son humilité. Par son esprit comme par l’étonnante chaleur passionnée de ses peintures, le Père Serge fait songer à quelques-uns des chefs-d’œuvre de Dostoïevsky ; et j’ai l’idée que ce livre, dûment « réalisé, » serait devenu aussi le chef-d’œuvre de Tolstoï lui-même. Mais aujourd’hui, nous n’avons là qu’une ébauche, une sorte de « brouillon, » ou plutôt encore de « plan, » avec deux ou trois scènes d’une exécution plus poussée.