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Soit ! Mais remontons à deux années en arrière.

A la fin de 1796, dans la pire saison de l’année et dans les parages les plus difficiles, une grande expédition maritime se prépare ; il s’agit de porter de Brest en Irlande Hoche et 22 000 soldats. Jamais, au demeurant, on n’avait été moins maître de la mer, au sens absolu que l’on donne aujourd’hui à cette expression. Villaret-Joyeuse, d’abord désigné comme chef maritime de l’opération, ne tarda pas à se récuser, excédé, il faut le dire, des extraordinaires prétentions de Hoche[1]. Morard de Galle, un des brillans officiers de Suffren dans l’Inde, lui succéda et finit par appareiller le 15 décembre avec 17 vaisseaux, 26 frégates ou corvettes et 20 transports. Malheureusement, dès la première nuit, cette flotte se disloqua et dès lors chacun navigua « à la part, » pour employer l’expression pittoresque des marins. Quelques jours après, cependant, l’ennemi n’ayant pas paru, du moins en force suffisante, les cinq sixièmes du corps expéditionnaire se trouvaient au point de rendez-vous fixé, au fond de la baie de Bantry, où pas un seul soldat anglais ne se montrait, du reste. Mais, par une singulière fatalité, la frégate qui portait les deux chefs de l’expédition, Hoche et Morard de Galle, n’apparaissait pas non plus. Battue par les vents contraires, chassée par des frégates ennemies, convaincue, on ne sait trop pourquoi, que l’armée navale était dispersée sans remède, la Fraternité, après avoir erré plusieurs jours sur la mer, revint à Brest. Pendant ce temps, on délibérait à Bantry-bay. Le contre-amiral Bouvet, sans montrer beaucoup d’empressement pour l’opération, ne refusait pas d’opérer la descente. La décision, à cet égard, appartenait évidemment au plus ancien des officiers généraux de l’armée. Cet officier ne put se déterminer à débarquer, bien que, encore un coup, rien ne l’en empêchât. Il y a sans doute, pour l’échec, comme pour le succès des grandes entreprises, des hommes marqués par le destin... Celui-ci s’appelait Grouchy.

  1. Le jeune général n’avait aucune idée des difficultés que créaient à l’amiral l’état de désorganisation de nos arsenaux, la vétusté de la majeure partie des vaisseaux, la pénurie du personnel essentiellement marin — les gabiers, notamment — enfin l’insuffisance des approvisionnemens en filin, toiles, mâtures, vivres, etc. De plus, il s’en laissait imposer par les criailleries des clubs révolutionnaires à Brest et, au fond, cherchait à faire preuve de zèle républicain vis-à-vis du gouvernement central. Ses lettres, sur lesquelles beaucoup d’historiens se sont fondés pour accuser la marine, trahissent à la fois l’incompétence et la légèreté.