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fois amère et sucrée des buis flotte, persistante, sur l’eau tranquille. Au-dessus des portails, les statues continuent leur garde insouciante. Et si la ruine ici apparaît moins, le pittoresque y perd. Nombreuses sont les fautes de goût, soit dans les restaurations, soit dans les constructions modernes que l’on a accolées aux anciennes. Quelques villas appartiennent encore aux représentans actuels des vieilles familles de la République ; mais beaucoup aussi ont passé dans les mains des riches commerçans de Venise ou de Padoue. Les uns et les autres ont d’ailleurs abandonné le luxe d’autrefois ; nobles qui s’exilent des palais du Grand Canal pour les mettre en location, ou marchands en train de faire fortune, tous vivent sans éclat, cherchant seulement à tirer parti des domaines attenans.

Très vite, après avoir dépassé Dolo et les murs rouges de la villa Barbariga, on aperçoit les épaisses futaies et la haute silhouette du palais de Strà, le plus récent, le plus important et le mieux conservé de tous ceux qui s’élevèrent sur ces rives. Il fut édifié pour les Pisani qui voulaient une demeure splendide attestant leur richesse ; n’ayant pu trouver un espace suffisant à Venise, ils la firent bâtir sur l’emplacement de la maison de campagne qu’ils possédaient à Strà. Ils s’adressèrent à Frigimelica, qui avait restauré leur palais sur le Grand Canal ; mais ses dessins furent modifiés par Francesco-Maria Preti, qui dirigea les travaux. Les constructions furent achevées en 1735, juste au moment où Alvise, l’un des deux frères, était élu doge.

Par ses dimensions et sa somptuosité, le palais de Strà était destiné à n’appartenir qu’à des souverains. En 1807, Napoléon l’acheta près d’un million, pour Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie. A la chute de l’Empire français, il devint la propriété des Habsbourg d’Autriche qui l’habitèrent souvent et l’entretinrent avec grand soin ; l’impératrice Marie-Anne s’y plaisait particulièrement, ainsi que le malheureux Maximilien, le jeune archiduc aux yeux bleus, auquel Napoléon III, à Villafranca, voulait donner la Vénétie, et qui finit si tristement au Mexique. Dans la longue inscription, gravée sur une plaque de marbre à l’entrée du vestibule, où est retracée en détail l’histoire de la villa, je remarque avec quelle habileté on a escamoté, par une formule vague, les souvenirs qui vont de 1815 à 1865 : abitata da sovrani e da principi. Et pourtant, ce demi-siècle fut la période la plus brillante de Strà. Après la réunion de la Vénétie