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les poètes, les lyriques, Heine surtout ; il découvrait Schopenhauer qui n’eut pas de peine à le convertir au pessimisme, et cela bien avant qu’on ne parlât sérieusement du philosophe en France. Enfin et surtout, il s’enivrait de Wagner. On ne saurait, je crois, s’exagérer, — et M. Seippel l’a très bien vu, — l’influence exercée par cette prodigieuse musique sur la sensibilité, sur l’intelligence et sur l’œuvre d’Edouard Rod. Il disait lui-même qu’il n’aurait su calculer le nombre d’heures de profonde jouissance qu’il devait à Wagner. Ce fut une révélation, une véritable initiation religieuse. A cet art complet qui nous prend par les sens comme par le cœur, par la pensée comme par le rêve, qui s’adresse à l’homme total, et qui semble littéralement « remplir tous nos besoins, » comme eût dit Pascal, il se livra tout entier, et pour ne plus se reprendre. Il a été hanté toute sa vie, — et plus d’un de ses romans en porte la trace, — par le rêve d’art de l’auteur de Parsifal. Sa conception de l’amour, — du douloureux, tragique et adorable amour, — lui vient en droite ligne du drame wagnérien. S’il n’avait pas bu à longs traits, dans la coupe enchantée, le philtre dangereux que lui versait le souverain poète de Tristan, le mélancolique et tendre écrivain de l’Ombre s’étend sur la montagne n’aurait assurément pas été tout ce qu’il a été.

Ce n’était certes pas encore un écrivain de bien grand avenir que le « pauvre petit Vaudois » qui, à vingt et un ans, un matin de septembre 1878, débarquait à Paris de l’express de Bâle, avec la ferme intention de « se vouer à la carrière des Lettres. » Mais s’il était fort ignorant d’une foule de choses, notamment de la littérature française contemporaine, il était laborieux, plein d’une grande bonne volonté et d’un ardent désir d’apprendre. II avait une personnalité déjà intéressante, complexe, où l’inquiète sensibilité maternelle s’unissait à la souple intelligence, au robuste sens pratique hérité de son père : sa candeur et sa timidité ne l’empêchaient pas d’utiliser ses expériences, de saisir au vol les occasions favorables. D’humeur liante, facile, aimable, il attirait vite la sympathie, et sa discrétion, sa bonhomie faisaient qu’on s’attachait volontiers à lui. Il avait enfin un commencement de culture cosmopolite, et, par-dessus tout, une passion pour les Lettres véritablement touchante dans sa naïveté même. Avec tout cela, et un peu de chance, on pouvait réussir : il réussit.