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hâtivement écrite, mais lucide, intéressante, et même pénétrante, sur une dizaine de notables écrivains contemporains ou qui, du moins, par l’influence qu’ils exerçaient, méritaient d’être mis au rang des contemporains : Renan, Schopenhauer, Zola, M. Bourget, M. Jules Lemaitre, Edmond Scherer, Alexandre Dumas fils, Brunetière, Tolstoï, E.-M. de Vogüé. Edouard Rod les interrogeait tous sur leurs idées ou leurs tendances morales, qu’il dégageait de l’ensemble de leur œuvre avec une extrême finesse et une intelligente sympathie. Son dessein n’était pas sans analogie avec celui de M. Bourget dans les Essais de psychologie contemporaine : dans les deux cas, il s’agissait de dresser une sorte de bilan ou d’inventaire des idées et des sentimens essentiels d’une génération en train d’accomplir son œuvre ; les deux ouvrages se faisaient moralement suite l’un à l’autre ; et si le second était à la fois plus systématique dans son intention et plus ferme dans ses conclusions que le premier, c’est que le temps avait marché, depuis les premiers Essais de psychologie, et qu’en 1889, il était plus facile qu’en 1883, et même en 1885, de voir clair dans les divers courans de pensée qui emportaient les esprits. Ace résultat M. Bourget lui-même n’était pas sans avoir activement contribué, et il convenait de lui faire une place dans l’enquête nouvelle, dont il avait peut-être donné l’idée.

Répondant à l’envoi du Sens de la vie, Tolstoï louait vivement l’ouvrage, mais il en critiquait la conclusion : « La conclusion, à mon avis, écrivait-il, n’est qu’une manière de se tirer tant bien que mal des problèmes si franchement et si nettement posés dans le livre. » Et il ajoutait : « Au fond, votre livre m’a procuré un des sentimens les plus agréables que je connaisse : celui de rencontrer un compagnon inattendu dans la voie que je suis. Vous avez beau dire et avoir écrit sur Leopardi : jeune ou vieux, riche ou pauvre, vigoureux ou faible de corps, je suis convaincu que vous trouverez, si vous ne l’avez fait déjà, la vraie réponse au titre de votre livre[1]. » A lire les Idées morales, on aurait pu se demander si Tolstoï n’était pas sur le point d’avoir raison. L’auteur s’y déclarait néo-chrétien, ou du moins très sympathique au néo-christianisme. « Je ne suis pas éloigné de croire, disait-il à M. Paul Desjardins, que vous avez raison,

  1. 23 février 1889. Lettre publiée par M. E. Halpérine-Kaminsky, dans son article sur Edouard Rod et la « Revue contemporaine » (Nouvelle Revue du 1er mai 1910, p. 93)