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le monde jusqu’à expulser d’ici-bas l’a beauté et toutes les qualités qui montrent la noblesse et la grandeur de l’esprit humain, n’est-ce pas ramener le monde à la barbarie ? Qui l’emportera, dis-je, de Vulcain ou d’Apollon, de la quantité ou de la qualité ?

Il se tut de nouveau, regarda encore dans la nuit. Subjugués par ce puissant enchaînement de pensées claires et profondes, nous nous tûmes aussi, par respect pour sa méditation. Sur le pont désert, à la faible clarté des lampes, un matelot passa sans bruit. L’Océan se reprit à gronder comme une cascade, dans les ténèbres. Le temps coula, — des minutes longues et recueillies, — jusqu’à ce que Cavalcanti, à demi-voix, peut-être pour ranimer la conversation, dit presque timidement :

— Ce sera Vulcain, j’en ai peur...

— Qui sait ? répondit lentement Rosetti. L’avenir est plus obscur et plus impénétrable que cette nuit où nous naviguons. Certes, à en juger par ce que l’on voit, il semble que Vulcain va devenir le maître du monde... Et néanmoins... Que, comme aux premières aubes de l’histoire, les hommes reviennent à adorer le Feu, rien que le Feu... non, je ne le crois pas ; cela me parait impossible. Mais... Apollon aurait besoin que lui vint en aide un grand acte de volonté de ces multitudes qu’aujourd’hui, sur toute la face du monde, la formidable poussée du progrès emporte et contraint de confondre le beau et le laid, le bien et le mal.

Il fit quelques pas, sembla hésiter. Et puis :

— Oserai -je le dire ?... Il faudrait que cet acte de volonté posât des limites... Oui, des limites... A quoi ?... Je ramasse tout mon courage. Ne me lapidez point... Ce manque de conventions, de traditions, de règles, de principes, de limites intrinsèques et extrinsèques dont j’ai tant de fois parlé, — en art, en philosophie, dans la production de la richesse, dans la consommation de la richesse, dans les désirs des hommes, — qu’est-ce autre chose, au fond, que la liberté qui, depuis un siècle, triomphe en ce monde, la liberté promise par la Réforme, par la philosophie du XVIIIe siècle, par la Révolution ? Exprimons-nous clairement. La puissance du Feu a grandi dans le monde avec la Liberté, et Apollon a voilé de honte et de douleur sa face divine, le jour où il a vu la Liberté gouverner les deux mondes par le bras de dynasties sceptiques, d’aristocraties affaiblies, de démocraties hypocrites, cupides et ignorantes ; le jour