Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où il a vu l’Europe et l’Amérique dirigées par des gouvernemens qui tremblent devant ceux qu’ils devraient faire trembler, qui n’osent plus ordonner une dépense de mille francs dont se scandaliserait le boutiquier du coin, qui se laissent reprocher avec insolence par le manufacturier enrichi de ne savoir pas administrer la chose publique aussi bien qu’il administre lui-même sa fabrique, et qui, non moins dépourvus de pompes et de cérémonies que de respect et de prestige, empêtrés dans mille questions d’intérêt mesquines, se glorifient presque d’être ignorans et inutiles, proclament eux-mêmes leur incompétence en matière d’art, de philosophie, de religion, et sont devenus assez inconsciens pour payer les barbares qui recherchent l’Ur-Ilias. Mais le Feu et la Liberté avaient depuis longtemps contracté une secrète alliance, monsieur Cavalcanti. Toutes les doctrines, toutes les philosophies, toutes les écoles, tous les mouvemens politiques, religieux et sociaux qui, dans les derniers siècles, ont ruiné ou éloigné tout ce qu’il fallait abolir pour que les anciennes limites ne gênassent plus personne… Mon Dieu, que ces crises éliminatoires sont nombreuses ! On est pris de vertige, quand on y pense : le protestantisme, la Révolution française, les philosophies critiques, le romantisme, toutes les guerres et toutes les petites révolutions du XIXe siècle, les théories démocratiques, les institutions parlementaires, les libertés politiques, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les livres de Rousseau, l’émigration, l’Amérique, les découvertes de la science, la diffusion de l’alphabet… Autant de diableries qui ont infusé peu à peu dans les esprits cette mobilité, cet orgueil, ce désir des nouveautés, ces convoitises et ces ambitions au moyen desquelles et par lesquelles le Feu a pu mettre dans le monde le terrible désarroi qui effraie tant Mme Ferrero. Mais à son tour le Feu triomphant a récompensé la Liberté par des services qui manifestent l’alliance. Car il accroît chaque jour la mobilité des esprits, leur orgueil, le désir des nouveautés, la convoitise, l’ambition, l’impatience, et, par conséquent aussi, la manie d’être libre, le besoin de renverser à droite et à gauche toutes les limites. Aujourd’hui Auguste Comte est à peu près oublié, si bien que nous nous sommes presque mis à rire lorsque nous avons rencontré à bord de ce navire un comtiste survivant, l’amiral. Pourquoi cela ? Parce que Comte voulait créer une philosophie limitée, qui s’abstiendrait au moins de mettre en