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homme, M. Necker nourrissait une admiration sans bornes. Dans la préface de son ouvrage, — préface plusieurs fois remaniée car il en existe divers brouillons dans les archives de Coppet, — il le proclame toujours « l’homme nécessaire, dont la dictature avait préservé la France de nombreux malheurs, lui avait valu de plus une paix glorieuse et le calme intérieur dont elle jouissait. » Au cours de l’ouvrage, il déclarait même que cette dictature devait durer aussi longtemps que le dictateur le jugerait utile ; mais si elle prenait fin, il estimait que la Constitution de l’an VIII ne pouvait pas survivre à celui entre les mains duquel, en réalité, elle concentrait tous les pouvoirs. Le jour où l’homme nécessaire abandonnerait ces pouvoirs, pour quelque cause que ce fût, la France aurait à choisir entre une monarchie tempérée, à l’anglaise, et une république une et indivisible, car M. Necker excluait avec regret une république fédérative, à l’américaine. La monarchie tempérée avait toutes ses préférences, mais il n’en croyait pas l’établissement possible dans l’état social et politique de la France, Bonaparte lui-même voulût-il, soit rappeler au trône l’ancienne dynastie, soit établir à son profit et à celui de sa famille une monarchie héréditaire. Restait donc la République une et indivisible que M. Necker entourait, comme conclusion de son ouvrage, d’institutions qui lui semblaient de nature à garantir la liberté, à maintenir l’ordre et à assurer la bonne administration des finances, point capital à ses yeux.

M. Necker ne paraît pas avoir supposé un seul instant que son ouvrage pourrait déplaire au « héros. » Le 10 août 1802, il écrivait au consul Lebrun, homme de bonne compagnie, ancien inspecteur des domaines de la couronne qui était un peu de l’ancien monde et avec lequel il n’avait jamais cessé d’entretenir de bonnes relations, pour lui faire hommage de son livre et le prier en même temps d’en offrir de sa part un exemplaire au Premier Consul.

Je crois bien, écrivait-il, avoir déposé dans l’ouvrage dont je vous entretiens des vérités utiles et des principes recommandables, et comme j’ai répandu partout non seulement ma haute admiration pour le général Bonaparte, mais encore des sentimens d’affection exprimés avec respect, je crois pouvoir vous prier, sans indiscrétion, de remettre au Premier Consul l’exemplaire dont je m’empresse de lui faire hommage. C’est un devoir sans doute, mais les motifs auxquels j’obéis se rapportent également et à l’homme doué de tous les genres d’esprit que j’ai eu le bonheur d’entretenir à Genève,