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Les beaux livres, d’ailleurs, abondent, nous l’avons vu, dans son œuvre. Non pas, à dire vrai, qu’on ne puisse, du point de vue de l’art pur, adresser aux meilleurs d’entre eux plus d’une objection. Rod est un bon écrivain, et nous avons cité de lui de fort belles pages : ce n’est pourtant pas un maître de la langue. Il écrivait, je crois, un peu vite, et, surtout, quelque attention qu’il y prêtât, il ne s’était pas entièrement défait de certaines habitudes d’esprit et de style, de certaines locutions aussi qui fleurissent en pays romand[1]. Sainte-Beuve a dit de Rousseau qu’ « il parle un français né hors de France, » qu’ « il articule fortement et avec âpreté, » qu’ « il a par momens un peu de goitre dans la voix. » Cela est vrai aussi de l’auteur du Silence : on trouvera dans sa prose des « pour autant, » des « dans le fait, » des « c’est en règle, » qui attestent leur origine étrangère. De même, il se défend moins que les auteurs de chez nous contre certaines incohérences de métaphores assurément peu recommandables. C’est ainsi qu’il écrira sans sourciller : « A l’inverse du puissant pamphlétaire qui déchire la question romaine avec une éloquence de sang. » Mais il y aurait sans doute quelque injustice à trop insister sur ces chicanes de rhéteur. L’homme qui a écrit telles ou telles pages de Là-haut, de l’Indocile, de l’Ombre s’étend sur la montagne, qui, par exemple, en nous parlant d’un de ses personnages, Michel Teissier, nous dit de lui : « Il se mit alors à errer sur les chemins, talonné par les mauvaises choses de sa vie, » cet homme-là, à ses heures, était un écrivain, et il a, au total, bien honoré les Lettres françaises.

A un autre point de vue, plus essentiel peut-être, on ne saurait dire que l’œuvre romanesque de Rod se place tout à côté de celle des grands maîtres du roman moderne. Il n’est ni un Balzac, ni un Flaubert, ni un Daudet. Aucun de ses personnages n’est marqué de traits assez fortement particuliers et assez généraux tout ensemble pour rester à tout jamais gravé dans la mémoire des hommes ; il n’a pas créé de types littéraires ; il ne fait pas, selon le mot célèbre, concurrence à l’état civil. Mais s’il n’a pas ce don suprême, comme elles sont en revanche bien modernes les âmes dont il a conté les douloureuses destinées, étudié les coupables faiblesses ! Michel Teissier,

  1. Il y a aussi quelque » helvétisme » dans les noms et surtout les prénoms qu’il prête à ses personnages : Aloÿse Valérien, Valentin Délémont ne sont guère des noms de chez nous.