Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Genève, ce 29 fructidor, Coppet.

Je suis restée plus longtemps que je ne comptais loin de vous, mon cher Barras. Votre brave Masséna ayant bien défendu la Suisse jusqu’à présent[1], j’ai pu demeurer auprès de mon père. Le mauvais temps va me ramener. Je souffre extrêmement d’être loin de Paris au milieu de mauvaises nouvelles dont on se plaît à nous abreuver. Vous me trouverez singulièrement vive en patriotisme depuis nos malheurs et peut-être est-il vrai que les caractères modérés dans la victoire sont ceux que les revers exaltent. Ma confiance en vous me soutient. Je vous crois éminemment les qualités nécessaires dans le danger, et l’on ne vous donne que trop d’occasion de les développer. La Suisse française n’a pas un mauvais esprit ; on trouve dans les villes assez de partisans des Français ; il paraît qu’il n’en est pas de même de la Suisse allemande ; elle a trop souffert pour nous aimer. J’ai vu Haller à Lausanne et nous avons parlé une heure de vous avec une amitié sincère ; j’aurais souhaité qu’une fée vous amenât là pour quelques instans. Vous nous auriez mieux écoutés qu’au Luxembourg où trop de passions vous parlent pour qu’une affection désintéressée puisse se faire entendre. Enfin, c’est le moment de l’action, et non celui du raisonnement. Mais profitez donc du premier triomphe pour être modéré ; la fierté défend de céder quand on est vaincu, mais c’est aussi la fierté qui commande d’être généreux quand on est vainqueur. Quoi qu’il arrive, mon cher Barras…

Le brouillon est inachevé. Je ne saurais dire si la lettre a été envoyée.


IV

La saison s’avançait cependant et, comme le dit Mme de Staël dans sa lettre à Barras, le mauvais temps allait la ramener à Paris, le passage des montagnes en hiver étant toujours assez difficile. M. Necker la vit partir avec encore plus de regrets et d’émotion qu’à l’ordinaire. Bien qu’il s’en défende dans la lettre qu’on va lire, on dirait qu’il avait le pressentiment des épreuves au-devant desquelles sa fille courait. Le jour même où elle quittait Coppet, il traçait ces quelques lignes :

Je t’ai suivi longtems des yeux quand tu as quitté Coppet et mon cœur était déchiré ; mais aucun pressentiment inquiet ne se joignait à ma peine Mes vœux t’accompagnent et t’environneront sans cesse. Sois sage, sois prudente et pense quelquefois à ma tendre amitié pour toi. Je t’embrasse de tout mon pouvoir.

Adieu, chère et très chère Minette.

  1. Masséna livrait à ce moment autour de Zurich d’héroïques combats contre l’armée de Souvaroff.