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action. Faites revenir ces deux infortunés. Dans le cours de votre vie, ce souvenir vous tiendra fidèle et douce compagnie. J’ai vu dans les papiers votre excellent discours sur Billaud de Varennes. Il vous donne une nouvelle force pour l’acte d’humanité que je vous demande. Chaque preuve de courage d’un homme de bien lui rend l’effort suivant plus facile en augmentant son pouvoir. Dans le commencement de la Révolution, les événemens révolutionnaires étaient plus forts que les hommes ; mais, aujourd’hui, s’ils le veulent, les hommes sont plus forts que les événemens…

Mme de Staël continue en entrant dans quelques détails sur la situation politique en Suisse dont toute la partie française est parfaitement tranquille, « soit, dit-elle, que la langue soit le premier des biens, soit surtout parce qu’un homme d’une rare vertu est à la tête de ce canton et qu’il y ait fait aimer même la révolution suisse, » et elle ajoute :

Combien, en France, cela serait plus facile ; mais il semble que les Jacobins se chargent d’être l’épouvantail de tous les principes de liberté pour empêcher que la victoire ne s’y rallie… Je vous reproche un peu trop d’indulgence pour un parti qui fera toujours le mal pendant que vous lui prêcherez le bien.

La lettre se termine par des assurances affectueuses à « tous les Garat, » — Garat avait un frère et un cousin, le fameux chanteur, — et par un compliment à la belle Sophie, c’est-à-dire à Mme de Krüdener, dont Garat le chanteur était alors fort épris.

Garat, qui avait été ministre de l’Intérieur sous la Convention, n’était plus alors que membre du Conseil des Anciens. Pour faire parvenir au Directoire des conseils de modération, Mme de Staël crut devoir s’adresser plus haut. Elle était toujours demeurée en relation avec Barras. Ce plus que médiocre personnage, qui nous apparaît aujourd’hui comme un des plus corrompus de cette triste époque, avait conservé, aux yeux de Mme de Staël, le prestige d’un homme de l’ancienne société, prestige auquel elle fut toujours sensible, car démocrate d’opinions, elle était aristocrate de goût et d’instinct. Dans le brouillon de cette lettre inachevée, que j’ai retrouvé également dans les archives de Coppet, on verra tout à la fois quelle était l’ardeur de son patriotisme français et quelles illusions elle nourrissait sur l’homme dans lequel elle n’était pas éloignée de voir un sauveur.