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Cette promotion dans la carrière politique aura des jouissances, mais il ne faut pas s’en faire une trop haute idée, afin de n’être pas trompé. Mais ce n’est pas à toi qu’il faut adresser cette morale, à toi qui malheureusement ne trouves une valeur sans prix qu’aux choses qui te manquent ou qui t’échappent.

Et il terminait ainsi sa lettre :

Ceci n’est qu’une lettre de félicitations, sur un événement souhaité. Adieu, ma chère Minette. Je suis au jour de l’an de notre vieux calendrier[1] Dieu te bénisse, et veille sur ton bonheur.

Cependant, soit qu’elle sentît gronder l’orage, soit qu’elle s’abandonnât à cette tristesse qui, chez les natures ardentes, succède à l’excitation, Mme de Staël traversait une période d’abattement. Elle ne s’en cachait pas dans une de ses lettres à son père, qui lui répondait[2] :

Chère et tendre amie, c’est la mélancolie qui règne dans ta lettre du 12 nivôse, que je reçois en ce moment, qui m’engage à t’écrire encore aujourd’hui. Je ne ressens jamais avec une peine si profonde la bizarrerie de notre situation que lorsque ton langage exprime avec tant de douceur tes chagrins. Chère Minette, je voudrais de tout mon sang te rendre heureuse. Je crois voir ce qui se passe dans ton âme et je regrette bien plus de n’en être pas confident que de perdre les beaux momens de ton imagination et de ton esprit. fatalité ! fatalité ! Ce sera encore là un grand sujet de conversation. Puisse quelque événement d’un genre supportable venir à notre aide et, en attendant, ne repousse par aucun motif les tendres expressions d’un cœur qui t’aime si sensiblement.

Mais l’admiration que les actes de Bonaparte inspiraient à M. Necker, et même à Mme de Staël, n’avait encore éprouvé aucune atteinte, car la lettre se termine ainsi :

Le général Consul fait des merveilles et tu l’as bien prophétisé. C’est pour le voir, encore plus que pour admirer les portraits et les statues d’Italie, qu’on viendra en foule à Paris à la paix.

L’orage qui grondait cependant éclata au lendemain du fameux discours que Benjamin Constant prononça le 15 nivôse au Tribunat et qui marqua le premier réveil d’une opposition dont le « restaurateur de la liberté » n’était pas d’humeur à s’accommoder. D’une lettre de M. Necker, postérieure de quelques

  1. Les lettres de M. Necker sont en effet datées tantôt suivant l’ancien, tantôt suivant le nouveau calendrier.
  2. La lettre est sans date.