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mois, il apparaît que le discours n’avait pas été approuvé par lui.

J’aurais voulu la première fois[1], écrivait-il, quelque chose de plus modéré, de plus imposant, et peu de chose aurait fait cela. Il s’est trop fié aussi à son admiration pour Buonaparte et il n’a pas assez surveillé les mots ou les tournures que des malveillans pourraient interpréter dans un sens opposé au sien.

Et il terminait sa lettre par cette observation judicieuse :

En conduite, ne perds jamais de vue que par tes goûts pour Paris, si naturels à ton âge et à ton esprit, tu es en dépendance, et c’est autour de cette vérité que tes autres calculs doivent se placer.

Le calcul entrait peu dans les habitudes de Mme de Staël. Ce ne fut pas seulement, on le sait, contre Benjamin Constant, ce fut aussi contre celle qu’on soupçonnait d’avoir inspiré le fameux discours un véritable déchaînement dans la presse officieuse. Le Journal des hommes libres, organe jacobin qui recevait directement les inspirations de Fouché, alors ministre de la Police, publia contre Mme de Staël un article aussi grossier que menaçant. En même temps, elle faisait une première expérience, cruelle à son cœur sensible, celle de l’abandon des amis. Dans les Dix années d’exil, elle n’a pas essayé de déguiser d’abord l’étonnement, puis le trouble dont elle fut saisie lorsque, attendant à dîner un assez grand nombre de personnes, elle reçut d’abord un, puis deux, puis trois, puis jusqu’à dix billets d’excuse d’invités qui avaient accepté quelques jours auparavant. Elle était informée d’autre part par Joseph Bonaparte, dont la fidélité devait plus tard faire contraste avec l’abandon de Talleyrand, que le maître se déchaînait contre elle en conversation. Fouché la faisait venir et lui donnait à entendre qu’il serait prudent de sa part d’aller passer quelque temps à Saint-Ouen. Elle suivait le conseil, qui ressemblait fort aux lettres de cachet de l’ancien régime, et c’est à Saint-Ouen qu’elle recevait cette lettre de son père :

28 nivôse.

Te voilà donc à Saint-Ouen, ma chère Minette. L’acte de disgrâce (car le mot de punition ne peut sortir de ma bouche), l’acte de disgrâce est doux ;

  1. M. Necker écrivait cette lettre le 16 mars à propos d’un second discours de Benjamin Constant.