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dont il souffrait tant lui-même. Il restait, par bonté, par pitié, par habitude aussi, et parce que, malgré tout, il aimait la mère de son enfant. Jusqu’à l’époque de sa conversion, il vécut avec elle comme un mari avec sa femme.

Pour nourrir les siens, le voilà donc, décidément, « vendeur de paroles ! » Malgré sa jeunesse (il avait à peine vingt ans), le stage qu’il avait fait à Thagaste en qualité de grammairien lui permettait de prendre rang parmi les rhéteurs carthaginois. Grâce à Romanianus, il eut tout de suite des élèves. Le mécène de Thagaste lui confia ses fils : ce jeune Licentius, dont il avait commencé l’éducation et un de ses frères sans doute moins âgé que lui. Selon toute vraisemblance, les deux adolescens étaient en pension chez Augustin. Un petit fait, que nous a conservé leur maître, semble le prouver. Une cuillère s’étant perdue dans la maison, Augustin chargea Licentius d’aller consulter, pour la retrouver, un devin qui avait alors une grande réputation à Carthage, — un certain Albicérius. Cette commission ne s’expliquerait guère, si le jeune homme n’avait été l’hôte et le commensal de son professeur. Un autre de leurs condisciples nous est connu : c’est Eulogius, qui fut, plus tard, rhéteur à Carthage et dont Augustin nous a raconté un songe extraordinaire. Enfin, Alypius, un peu plus jeune que lui, son ami, « le frère de son cœur, » comme il l’appelle. Alypius venait de suivre ses leçons à Thagaste. Après la brusque désertion du professeur, le père de l’étudiant s’était fâché, et il avait défendu à son fils, envoyé à Carthage, de fréquenter l’école d’Augustin. Mais il était bien difficile de séparer pour longtemps des amis aussi fervens. Alypius, petit à petit, triompha des résistances paternelles, et il redevint l’élève de son ami.

Lorsqu’il ouvrit son école, la culture d’Augustin, qui venait à peine de quitter les bancs, ne pouvait pas être bien profonde. Ses fonctions l’obligèrent à apprendre tout ce qu’il ignorait. En enseignant, il s’instruisit lui-même. Il fit alors la plupart des lectures qui, par la suite, vont alimenter ses traités et ses écrits polémiques. Lui-même nous dit qu’il lut, en ce temps-là, tout ce qu’il lui fut possible de lire. Il est très fier d’avoir déchiffré et compris tout seul, sans les explications d’aucun maître, les Catégories d’Aristote, qui passaient pour une des œuvres les plus abstruses du Stagyrite. A une époque où l’enseignement était surtout oral, et où les livres étaient relativement