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toi tous les chagrins, tous les désastres qui ont pu te faire gémir : l’auteur en a été toujours le même ; et c’est moi. Une affection profonde et inaltérée vous unissait, ta sœur et toi. C’est moi qui vous ai brouillés. Car je suis méchante. Je ne puis supporter la vue du bonheur d’autrui. Il faut que je le détruise. Aussitôt je me repens, je me dévoue pour ceux que j’ai perdus, je m’enfonce dans les bonnes œuvres. Et je recommence... C’est plus fort que moi. Je suis ainsi faite. Aujourd’hui, je m’accuse et je me hais ; demain, je retomberai... » Et pendant qu’elle se frappe la poitrine et jette sa clameur désespérée, est-ce une illusion ? il nous semble qu’elle prend à cet étalage de sa laideur morale une sorte d’atroce plaisir. Gabrielle n’est pas seulement méchante, elle est perverse. Comme ces gamines qui avouent en pleurant quelque énorme peccadille, et qu’on voit à travers leurs larmes suivre sournoisement du regard l’effet produit par leur aveu, Gabrielle souffre et jouit, tour à tour ou tout ensemble, de se savoir Méchane. C’est une dilettante du mal.

« Voilà, nous dit-on, le type de la Méchante, et ce serait le véritable titre de la pièce. Cette pièce est une étude de femme, une comédie de caractère... » Entendons-nous. La comédie de caractère a pour objet de nous présenter dans une image amplifiée un de ces travers ou de ces vices qui sont inhérens à l’humaine condition, de l’étudier dans ses causes, dans son mécanisme et dans ses effets, et ainsi de nous faire mieux comprendre le train du monde. Nous connaissons tous des méchans. Quand nous prenons la peine d’analyser leur méchanceté et d’en rechercher les origines, nous trouvons presque toujours qu’elle s’explique par une souffrance qui a tourné à l’aigre. Gabrielle, au contraire, est, dans toute la force du terme, une femme heureuse. Elle est jolie, elle est riche, elle est bien mariée. Non seulement elle est heureuse, mais elle est vertueuse. C’est une honnête femme, qui aime son mari et en est aimée ; elle a un intérieur charmant ; il est vrai qu’elle n’a pas d’enfans ; mais il ne semble pas qu’elle en souffre et il n’est nullement indiqué que cette particularité ait bouleversé son âme. Elle n’est pas poussée par la jalousie : elle ne poursuit pas en son amie une rivale ; elle ne veut lui prendre ni Pontatuli, ni Le Guenn. Elle n’a ni un intérêt, ni une rancune, ni une vengeance à satisfaire. Elle fait le mal pour le mal, pour le plaisir qu’elle y trouve. Sa méchanceté est une méchanceté gratuite. C’est la méchanceté sans cause, qui fait-on remarquer, mérite seule le nom de méchanceté et qui ne se confond pas avec la jalousie, l’envie, la haine, la soif de la vengeance Cette méchanceté est congénitale ; c’est une humeur qu’on apporte en