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faire une place spéciale à celui d’Emerson, le puissant philosophe des États-Unis, qui a exprimé avec tant de force la leçon d’énergie que donne au monde l’histoire de son pays. Si les Américains, à toutes les époques, ont beaucoup moins que les Anglais étudié et apprécié les Essais, Emerson, en revanche, avait voué à Montaigne un véritable culte. Montaigne était pour lui le sage des temps modernes. « Un volume dépareillé de la traduction des Essais par Cotton, dit-il, m’est resté de la bibliothèque de mon père quand j’étais enfant. Il y demeura longtemps négligé, jusqu’à ce que, après bien des années, comme je venais de sortir du collège, je le lus et me procurai les autres volumes. Je me rappelle les délices et l’émerveillement dans lesquels je vécus en sa compagnie. Il me semblait que j’avais moi-même écrit ce livre dans quelque vie antérieure, tant il parlait avec sincérité à ma pensée et à mon expérience. »

Depuis une soixantaine d’années la critique française, grâce aux méthodes précises qui sont aujourd’hui en faveur, a renouvelé les études sur Montaigne. L’Angleterre et l’Amérique ont tenu à ne pas rester étrangères à ce mouvement. Non seulement leurs critiques leur ont fait connaître les résultats des recherches entreprises chez nous, mais on peut dire qu’ils y ont quelquefois apporté leur contribution, et que par là encore ils ont traité Montaigne comme un de leurs écrivains nationaux, La « montaignologie, » comme dit plaisamment l’un d’entre eux, leur tient à cœur presque autant que la « shakspearologie. » Les études de Bayle Saint-John, de Lawndes, de Whibley, même celle de Dowden, qui n’est pas à l’abri de la critique, sont parmi les mieux informées et les plus pénétrantes que l’on puisse lire sur les Essais. L’Université de Harward, à Cambridge, aux États-Unis, semble avoir voué à Montaigne un culte particulier. Lowel, qui y a professé et qui y a dirigé le département des études de langues et littératures romanes, était tout pénétré des Essais, qu’il relisait sans cesse et qu’il admirait, et ses écrits le proclament assez clairement. ; L’un de ses successeurs, Bocher, n’avait pas de sujet d’étude plus habituel. Une mort prématurée l’a seule empêché de nous laisser le fruit de ses réflexions et de ses recherches. Significatif et touchant entre tous est le cas de miss Grâce Norton qui, amie de Bocher, héritière de ses papiers et de sa pensée, vit