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pénible pour elle... » Plus pénible que son enfance... « Elle me trouva si grand dans mes sentimens, si éloigné de toutes les routes ordinaires de la fortune, si net de toutes les petites passions qui la font chercher, si hardi à espérer, si intrépide dans mes espérances, si dédaigneux de prévoir, si négligent à me précautionner, si inflexible dans mes plans, si prompt à donner, si inhabile à acquérir, si juste en un mot et si peu prudent... « Il parle ainsi, longtemps après, du jeune homme qu’il a été. Il note les propos de sa mère. Il a quarante-cinq ans. Il évoque ce jeune homme ainsi qu’un étranger qui, tout de même, était lui ; et il retourne à ses origines mentales avec un poignant plaisir. S’il mentionne ses vertus, sans nul embarras, on peut s’en étonner un instant. Plus tard encore, en 1804, se souvenant de sa rencontre avec Pauline de Beaumont, il écrira, — et à Molé : — « Nous nous étions liés dans un temps où elle et moi étions bien près d’être parfaits. » Il n’a jamais été modeste, selon la modestie habituelle, qui est un tour de langage. Il était curieux de lui et de sa vérité, quitte à ne pas s’enorgueillir, et cela par gentillesse de l’esprit.

Mme Joubert, quand il revint à Montignac et se montra tel qu’il le dit, l’admira : toutes les qualités qu’il relève en lui, elle les voyait ; et elle les voyait telles qu’il les dit. Mais aussi, et comme il est naturel, « l’avenir l’inquiéta. » Joubert ajoute : « Mes vertus la firent trembler ; elles paroissoient déplacées. » On devine la justesse de son souvenir : à Montignac, il apparut comme un garçon fort singulier, trop différent de tous les autres et, pour la mère la plus tendre, admirable, oui, mais déconcertant.

A vingt-deux ans, il avait déjà ce désir qu’il ne perdra pas et qui a conduit toute son existence, et qui l’a embellie et qui, en apparence, l’a stérilisée, l’unique désir de la suprématie morale. Il écrira : « Excelle et tu vivras. » Entendons-le : il n’admet de vie que dans l’excellence et par elle. Toutes ses journées, il les a ensuite consacrées à une sorte d’émulation qu’il avait organisée entre lui et lui-même, non pas entre lui et les autres. Il ne convoite pas l’assentiment de son prochain. C’est à l’égard de lui qu’il cherche la perfection.

Il dédiera tout son effort à un idéal caché. Un tel vœu isole un être. On n’a pas de camarades pour une entreprise de ce genre ; et la perfection, lorsqu’on l’a conçue de cette manière,